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peu enclins à la vie d’abnégation et d’austérité qu’il prescrit à ses adeptes. Ils ont quelques souvenirs confus du christianisme, qu’ils connurent jadis, mais au fond ils sont restés toujours attachés à leur ancien et grossier fétichisme. Celui des missionnaires venus le plus récemment pour les visiter de la part de Schamyl fut son naïb, (lieutenant) Méhémet-Amin, le même que nous avons vu précédemment en conférence à Varna avec le maréchal Saint-Arnaud, et qui s’était présenté à lui sous le nom de Naïb-Pacha. Méhémet-Amin fut plus heureux ou plus adroit que ses prédécesseurs, il sut tirer parti de la rivalité et des discussions des tribus et se créer un parti parmi les Abadzekhs. Chassé plus tard de cette tribu, il alla chercher un asile chez les Oubykhs ; ceux-ci, tout en refusant d’accepter sa domination, lui fournirent un renfort d’hommes avec lequel il rentra chez les Abadzekhs et les contraignit de le reconnaître pour chef. Un peu avant la chute de Schamyl, son pouvoir s’était étendu sur les Bjedoukhs et quelques petites tribus abazes ; mais c’est en vain qu’il essaya de donner pour base à ce pouvoir la religion : le muridisme était antipathique aux Tcherkesses. Les peines dont Méhemet-Amin frappait les transgresseurs de la loi musulmane n’étaient point considérées par eux comme celles que Schamyl prescrivait à ses fidèles croyans, comme une expiation due à la divinité offensée et subie par le condamné avec la résignation que donne la foi ; elles étaient regardées comme de véritables meurtres. Disciple et organe de l’imâm, il annonçait le dogme de l’égalité absolue entre tous les hommes, et, en s’appliquant à y convertir les Tcherkesses, il porta le dernier coup à l’aristocratie. Rusé, habile, actif, il finit par acquérir de l’influence sur deux autres tribus, les Schapsougs et les Natoukhaïs, et à les réunir avec les Abadzekhs dans une résistance commune, quelquefois heureuse, contre les Russes. Peut-être avec le temps cette influence aurait pris de l’extension et l’autorité du lieutenant de Schamyl se serait affermie, si la Turquie, le regard toujours tourné vers le Caucase et jalouse de maintenir ces peuples à sa dévotion, ne leur avait alors envoyé un homme à elle, Sefer-Bey, ancien chef natoukhaï, qui vivait retiré depuis longues années à Andrinople. Au point de vue de la politique, c’était une faute grave, qui ruina d’un seul coup ses prétentions à l’exercice du protectorat qu’elle affectait sur les tribus du Caucase et la cause même dont elle s’était faite le soutien.

Au moment de la guerre de Crimée, Sefer-Bey fut mandé à Constantinople, décoré du titre de pacha et chargé d’aller soulever les Tcherkesses ; la noblesse, abattue et humiliée, vint à lui attirée par l’espoir de recouvrer ses antiques privilèges. Bientôt il vit se ranger autour de lui les Schapsougs et les Natoukhaïs, qui aban-