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de montagnes, l’insalubrité de la côte, l’état d’anarchie et de décomposition dans lequel étaient tombées les tribus tcherkesses, sur leurs préjugés et leur haine instinctive contre tous les ghiaours[1] ou chrétiens indistinctement, il eût été facile de comprendre que ce projet était impraticable, et il faut croire que le maréchal en fut détourné par de meilleures inspirations. Celui qui en avait conçu l’idée et qui la lui avait suggérée et rendue séduisante était un chef montagnard qu’il nomme Naïb-Pacha[2], personnage dans lequel il est aisé de reconnaître un certain Méhémet-Amin, agent de Schamyl dans le Caucase occidental, et en même temps prêt à se vendre à qui aurait voulu l’acheter, homme fourbe et astucieux, qui à force d’intrigues était parvenu à s’imposer à quelques tribus, mais dont l’influence assez bornée ne lui permettait de réaliser aucune des promesses magnifiques dont il se montra prodigue[3]. Dans les conférences qui eurent lieu entre lui, les cavaliers, au nombre de cinquante, qui l’accompagnaient, et nos officiers, il paraît que leur langage finit par inspirer quelque défiance ; le maréchal en revint à sa première conception stratégique, et son bon sens préserva notre armée des risques où elle allait être précipitée.

Les événemens ultérieurs ne firent que confirmer cette première impression, car, pendant les deux années que les alliés passèrent en Crimée, les montagnards, qui auraient dû accourir à eux comme vers leurs vengeurs et leur appui naturel, ne bougèrent pas ; non-seulement aucune coopération ne nous vint de leur part, mais il fut impossible de nouer avec eux des relations utiles et suivies, et toute idée de descente sur la côte de Circassie fut abandonnée.

  1. Littéralement, ignorans, et, par extension et dans un sens usuel, idolâtres, païens ou infidèles.
  2. Ce nom, que le maréchal Saint-Arnaud prend pour un nom propre, n’est autre que la réunion de deux titres, naïb ou lieutenant comme représentant de Schamyl, et pacha, qui est une appellation appartenant exclusivement à la hiérarchie ottomane. Le dernier de ces deux titres n’avait jamais été conféré, que je sache, à Méhémet-Amin, et était probablement usurpé.
  3. « L’autre projet, écrivait le maréchal Saint-Arnaud à la date du 27 juillet, a son mérite ; il présente de bons résultats sans faire craindre aucune mauvaise chance qu’une absence de vingt jours de Varna. Il consiste à aller se jeter sur Anapa et Soudjac-Kalé, qui sont défendus par vingt mille Russes que l’on peut cerner et prendre. J’attaque Anapa et Soudjac-Kalé en même temps, double débarquement au nord et au sud ; j’ai fait reconnaître la plage et les forts ; rien de plus aisé, surtout avec les préparatifs que j’ai faits pour Sébastopol et qui me serviraient. De plus, ce qui rend l’affaire fort importante au point de vue politique, le lieutenant de Schamyl, Naib-Pacha, est ici à Varna avec cinquante chefs circassiens. Il vient m’offrir, si je descends en Circassie avec une armée, de soulever toutes les tribus et de mettre à ma disposition quarante mille fusils pour couper la retraite aux Russes et les détruire. C’est bien tentant. » Naïb-Pacha et ses compagnons furent magnifiquement accueillis, et le maréchal, pour leur faire honneur, ordonna une revue des régimens de cavalerie campés à Varna.