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Alors les plaignans s’adressent à un autre juge, obtiennent un nouveau warrant. Ils cherchent le high constable, ils ne le trouvent point. Le chef de la police, deux fois sommé de leur prêter main-forte, demande du temps pour réfléchir. L’argent même, l’argent volé dans la banque est rendu aux brigands sur l’ordre du juge, et quand le high constable reparut enfin, on avait perdu la trace des fugitifs. Voilà ce qui s’appelle escamoter la justice. C’est là une folie dont les Canadiens pourraient bien, avant peu, porter la peine. En vérité le gouvernement de Washington est bien doux, s’il ne met pas la main sur la poignée du sabre. Le sentiment national se soulève avec une puissance menaçante et inattendue. C’est l’Angleterre qu’on accuse de faire de ses colonies le quartier-général des brigands rebelles. Les pirateries de l’Océan et celles du lac Érié, l’armement des corsaires confédérés dans les eaux britanniques et celui des raiders sur le sol britannique, ont un air de famille singulier. On se répète que le moment est venu de donner une leçon exemplaire à ce petit Canada qui vient donner le coup de pied de l’âne à l’aigle malade, et que ce gros lion anglais hypocrite qui l’encourage dans son insolence demande aussi quelques boulets des ironsides américains. Si lord Monck et son patron Palmerston ne réparent pas l’outrage, c’est une déclaration de guerre à l’Amérique. Ils comptent peut-être sur ses embarras intérieurs ; mais qu’on y prenne garde, le taureau pris par les cornes peut encore lancer par derrière une ruade qui mette en pièces l’union canadienne et son fragile édifice à claire-voie.


15 décembre.

Nous vivons sous la neige. Boston, avec son manteau de frimas, ses innombrables traîneaux et ses bruits de clochettes, ne s’attriste pas avec l’hiver. Le froid pur et mordant de ce climat pique les oreilles, le nez, les lèvres, rougit et bleuit le visage ; mais il n’a rien de cette saleté lugubre, brumeuse et boueuse de nos hivers européens. Je comprends qu’on préfère cette uniformité de froidure aux continuels changemens de notre ciel. Je vais d’ailleurs descendre vers le sud, et je n’ai plus qu’une journée à demeurer ici. Je pars samedi pour le pays des shaking-quakers, ces derviches dansans, qui sont en même temps, de par la loi religieuse, communistes, buveurs d’eau et célibataires. Je sanctifierai le dimanche en leur compagnie, et je serai lundi à New-York.

On m’avait beaucoup parlé de la tristesse puritaine de Boston, et les New-Yorkais, qui détestent jusqu’à l’ombre de la ville rivale, m’y avaient prédit un rapide ennui. Jusqu’à présent je ne m’y suis pas trouvé un seul instant inoccupé. Sauf l’opéra, qui lui manque, l’Athènes américain offre de bien autres ressources que cette cohue