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sérieuse. Le peuple qui mêle la prière à tous les actes de sa vie publique et privée est certainement un peuple religieux. Enfin il ne faut pas, si on l’admire, se figurer que la liberté religieuse à l’américaine puisse être improvisée chez nous par un article de loi. Nous ne pouvons avoir un pied dans la liberté, un pied dans l’arbitraire administratif. Nous n’imiterons pas la liberté religieuse de l’Amérique avant d’imiter aussi toutes ses autres libertés.


12 décembre.

J’ai entendu hier soir, entendu cette fois et compris, car j’étais assis à deux pas de lui, le philosophe Emerson, et je veux enfin lui rendre justice. La gaucherie de sa manière, la monotonie de sa voix disparaissent quand on peut suivre le fil capricieux et fin de sa pensée. Je serais embarrassé de me rappeler ce qu’il a dit : il me semble que sa lecture n’avait ni commencement, ni milieu, ni conclusion ; mais le tout est parsemé d’aperçus si originaux, exprimé dans un langage si plein de saveur personnelle, avec des traits d’imagination si inattendus et si charmants, que je comprends la grande renommée de ce penseur fantasque et profond. C’est un esprit curieux et inquisiteur, plus voisin de Montaigne que de tout autre, comme lui sceptique et souriant, destructeur et optimiste, rassasiant son esprit des doutes qui affament les autres, ne connaissant ni le découragement, ni l’illusion, et heureux dans le seul exercice de sa pensée. Est-il bien vrai pourtant que M. Emerson soit un sceptique ? C’est une accusation bien vite portée contre les esprits libres qui ne s’enchaînent à aucun système et à aucun préjugé. M. Emerson au contraire est un croyant, il a foi dans la recherche de la vérité, dans le progrès moral et matériel du monde, foi surtout dans l’infinie fécondité de la nature humaine. Ce qu’il repousse, ce sont les conventions, les règles surannées, tout ce bagage inutile, tout ce fardeau du passé qui rend l’esprit immobile. Dans son livre de Nature, il insiste particulièrement sur cette idée que rien n’est épuisé, que la nature est aussi neuve qu’au premier jour. « Soyez vous-même, » voilà son précepte favori ; — sachez marcher sans lisières, et vous sentirez en vous la force des âges héroïques. Parlez à la nature sans interprète, exercez-vous tout seul à bégayer son langage, et elle vous répondra comme à vos pères : — doctrine qui convient à un peuple jeune, hardi, vivace, où les traditions du monde ancien sont dédaignées, où l’avenir est encore sans limites. L’Amérique a déjà de ces chercheurs indépendans pour qui le doute est la raison de l’espérance, l’obscurité le chemin de la lumière ; mais elle ne connaît encore ni le scepticisme épicurien, qui se complaît dans la nonchalance, ni le scepticisme découragé, qui engendre le désespoir.