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des horizons vides. Il leur faut un point d’appui ferme et ils le bâtissent à chaux et à sable, de façon que rien ne l’ébranle. En politique, c’est la constitution qu’ils considèrent comme le fondement de tous les droits ; en matière de foi, ils reconnaissent et vénèrent l’Écriture : c’est leur charte religieuse. Leur religion d’ailleurs (il ne faut jamais l’oublier) ne s’impose pas à eux en souveraine, avec ces airs impérieux et menaçans qui révoltent l’esprit indocile. Au contraire elle sollicite leur conscience en amie et leur laisse encore dans la soumission l’illusion de l’indépendance. À quoi bon douter ? Les Américains n’en ont pas le temps.

Ils subissent enfin le joug de l’opinion publique. L’opinion est une puissance invisible et toujours présente, à laquelle on obéit bien plus volontiers qu’à une autorité qui s’impose ; elle nous plie, nous façonne, nous persuade à notre insu. Combien n’a-t-on point parlé de la tyrannie religieuse que l’opinion publique fait régner aux États-Unis ! L’opinion est assurément la grande puissance des démocraties, et elle passe sur le corps à quiconque essaie de lui barrer la voie. Aussi, bien qu’en Amérique il y ait déjà des incrédules, personne n’ose-t-il être ouvertement irréligieux. Voilà maintenant à quoi se borne cette redoutable tyrannie de l’opinion : tout ce qu’elle exige, c’est qu’on la respecte et qu’on ne l’attaque pas ouvertement. Elle permet du reste aux esprits forts beaucoup d’écarts et de caprices. Parmi ces chrétiens excentriques, il en est qui visiblement s’échappent par la tangente. L’un d’eux, me parlant de la Vie de Jésus, de M. Renan, me disait qu’il était singulier que le meilleur exposé qu’il y eût de la doctrine unitairienne eût été écrit en France. Ce livre, que chez nous tant de gens voudraient brûler, est ici fort lu et fort estimé. Cela prouve qu’il règne encore en Amérique une certaine liberté d’opinion. Les idées de la philosophie moderne s’y mêlent au mouvement religieux, réprouvées des uns, adoptées des autres, discutées tranquillement partout. C’est peut-être, aux yeux des fermes croyans, la plus dangereuse forme de l’erreur, un piège caché, insidiœ diaboli ; mais aux yeux du moraliste c’est la plus innocente des philosophies, la plus bienfaisante même, si elle satisfait les doutes de quelques raisons inquiètes sans détruire en elles le sentiment religieux, si elle leur sert d’étape sur la pente de l’incrédulité sans les jeter dans la négation violente et hostile. Ils ne sont plus chrétiens, c’est possible ; mais ils se disent chrétiens, ils croient l’être, et c’est encore l’être à demi.

Vous me demandez ma conclusion : je vais vous la dire en deux mots. Il ne faut pas avoir d’horreur pour ce qu’on a trop souvent appelé l’anarchie religieuse de l’Amérique. Il n’est pas vrai que l’opinion y fasse régner en matière de foi une tyrannie insupportable ; il n’est pas vrai qu’il n’y ait pas en Amérique de religion