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à leurs prisonniers. Enfin les bons patriotes qu’afflige l’élection du président Lincoln ont essayé de s’en consoler en brûlant les grandes villes de l’Union. Le ministre de la guerre apprit l’autre jour par ses espions qu’il se tramait un complot incendiaire contre New-York, Washington et Baltimore ; le jour même, le feu était mis à tous les hôtels, à tous les monumens publics et à plusieurs vaisseaux du port de New-York. La veille, une bande de rebelles déguisés s’étaient répandus dans la ville, portant des sacs de nuit (carpet bags) pleins de phosphore, de pétrole et d’autres matières inflammables. On en saisit quelques-uns, les autres s’échappèrent, et la ville en fut quitte pour une vive alerte. Seuls, le World et le Daily-News, journaux du parti copperhead, essaient de tourner la chose en ridicule et d’y voir un tour grossier des abolitionistes ; mais on sait bien à quoi s’en tenir, et je vous laisse à penser l’indignation qui s’amasse centre un ennemi qui ne rougit pas d’employer de tels moyens.


2 décembre.

Je fus invité à dîner avant-hier chez M. Loring, avocat et jurisconsulte distingué, homme excellent, respectable et respecté de tous, Américain de la vieille roche, qui vide son premier verre de vin à la santé du président des États-Unis, et raconte des histoires du temps mythologique et héroïque de la frégate la Constitution, dont la proue, élevée sur une colonne, décore aujourd’hui l’arsenal. Je fus ensuite présenté par M. Quincy à une soirée hebdomadaire donnée à un certain nombre d’hommes distingués de la ville par le chief-justice Bigelow. J’y ai vu le chef du parti démocratique de Boston, M. Winthrop, ancien speaker de la chambre des représentants, qui porte avec honneur le nom d’une des plus anciennes familles de la colonie. C’est un homme lettré, bienveillant, de manières douces et faciles, dont ses ennemis eux-mêmes reconnaissent le caractère loyal et généreux. Le lendemain, j’allai le voir dans sa maison, pleine de souvenirs de famille, tant de l’époque de la vieille colonie puritaine dont ses ancêtres ont été gouverneurs que du temps plus reculé encore où ils n’avaient pas quitté l’Angleterre. Il me les montra non sans fierté, puis me conduisit à l’Athenæum, dans une galerie de tableaux qui ne m’a nullement fait mépriser l’art américain. Quelques vieilles œuvres anglaises ou italiennes, quelques toiles françaises y un robuste Spagnoletto, un pâle Ary Scheffer, un superbe Rembrandt, lui donnent pour ainsi dire le ton et le style. Boston, sans le paraître, est riche en objets d’art : si elle n’a pas de grand musée, il n’y a guère de maison riche où l’on n’aime à s’entourer de belles choses. Ceux qui n’ont point de chefs-d’œuvre ont des croûtes ; mais ils les révèrent