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celle qui dit : « donnant, donnant, » et fait consister la vie sociale dans un échange intéressé de services rigoureusement égaux. J’admets la rigueur abstraite de cette doctrine, et je consens à voir dans le droit de l’éducation gratuite une charge imposée par le pauvre au riche, un véritable impôt divitiaire. Je veux même appeler cela du nom redoutable dont on fait un épouvantail, de ce terrible nom de socialisme qui suffit chez nous pour discréditer les réformes les plus utiles. Qu’est-ce à dire ? Faut-il regarder en politique aux doctrines ou bien aux résultats ? Que m’importe un calcul abstrait d’idées, quand le bien-être général, quand la moralité, quand la liberté de tout un peuple sont au prix de ce sacrifice d’un syllogisme ou d’une équation ? Il ne s’agit pas ici de systèmes forgés par des rêveurs, auxquels on réponde par l’irrésistible argument de l’impossibilité pratique : c’est au contraire sur la pratique, sur une expérience déjà féconde, que les Américains s’appuient pour nous dire que l’éducation gratuite est non pas seulement un bienfait pour le peuple, mais encore une nécessité première de toute vraie démocratie.

Je suis humilié quand je songe à la misère intellectuelle de mon pays. Je ne m’étonne plus alors de notre étrange manière de pratiquer le suffrage universel. De deux choses l’une : ou bien limitez les droits politiques aux classes riches et éclairées, ce qui est impossible aujourd’hui, ou bien prenez bravement votre parti de l’égalité, et donnez une éducation royale au souverain nouveau de la société. On a dit souvent que les classes moyennes étaient la France, et cela pouvait se dire tant qu’elles participaient seules au gouvernement du pays ; mais, puisque l’écluse est ouverte à la souveraineté populaire, les classes moyennes, pour ne pas tomber au niveau du peuple, n’ont plus qu’à élever le peuple à leur niveau. On demande quel emploi des ouvriers feront de la science : ils s’occuperont des affaires de leur pays ; comment ils se résigneront à leur condition : elle ne leur paraîtra plus si humble quand l’éducation l’aura relevée, et que l’esprit d’un charpentier sera l’égal de celui d’un bourgeois. Assurément l’éducation devient inutile, dangereuse même, si vous retranchez les droits politiques, ou si vous en voulez faire une comédie ; mais elle est indispensable pour que la démocratie ne s’égare pas dans le désordre, ou ne s’endorme pas dans l’arbitraire.

Je ne me dissimule pas les obstacles qui s’opposent chez nous à ces réformes : d’abord notre centralisation, machine trop lourde et trop compliquée pour être active, — ensuite la charge immense qu’une telle œuvre imposerait à l’état, — enfin la nécessité d’ajouter le devoir au droit et l’obligation à la gratuité. Quant aux