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qui occupait les bras de tous les citoyens. En la décapitant, vous vous coupez les vivres, et vous tuez du même coup la résistance. » Mais que faire ? Où trouver des ressources ? Il faut des hommes sur le champ de bataille, il faut des hommes sur le corn-field. Lee n’a plus, au dire des Anglais eux-mêmes, qu’une ombre d’armée, il faut opter entre la paix et la famine. Jefferson Davis assure qu’il suffit d’un effort vigoureux pour achever la guerre, et qu’on pourra ensuite à loisir réparer les pertes : c’est le langage officiel. Tout en affichant cette assurance, les confédérés ont la terreur et le désespoir dans l’âme. Ils se voient, après la campagne prochaine, si même ils trouvent dans l’émancipation la force éphémère d’y résister, livrés par la famine à la discrétion du nord, réduits à mendier au nord l’aumône d’un peu de pain. Alors et alors seulement la clémence, la modération, le pardon fraternel, trouveront leur place. Jusque-là, devant ces hommes obstinés à leur propre ruine, le mot de paix me semble une duperie.


28 novembre.

Je vous ai déjà montré la ville de Boston ; il me reste à vous montrer les hommes. Chacun ici m’accueille à bras ouverts. Dîners, soirées, invitations, pleuvent déjà sur moi, sans compter un flot de visites, car c’est la coutume hospitalière du pays d’aller chercher l’étranger chez lui et de prévenir sa politesse.

Pour mon début, j’ai dîné hier à l’Atlantic club avec la fleur de la société littéraire et politique de Boston. Il y avait là bon nombre de réputations transatlantiques : le fameux naturaliste Agassiz, le philosophe et poète Emerson, M. Sumner, qui m’y avait amené, le sénateur Wilson du Massachusetts, M. Richard Dana, jurisconsulte et écrivain distingué, M. Wendell Holmes, poète renommé, auteur d’une ode presque nationale, et beaucoup d’autres plus ou moins célèbres. J’ai dîné entre M. Emerson et M. Agassiz : ce dernier, massif, robuste, avec de grosses mains, une grosse voix, mais un tour d’esprit simple et solide qui rend agréable une élocution un peu lourde et un peu lente ; c’est un homme qui frappe par un air singulier de puissance intellectuelle ; — l’autre, mince, maigre, figure souriante et satirique, un peu poète, très philosophe, très homme d’originalité et d’humour, une sorte d’Ampère plus abstrait, plus profond et moins brillant. En face était assis le sénateur Wilson, homme de grand mérite, sorti, à ce qu’il paraît, des rangs du peuple, et qui a gardé dans son langage un je ne sais quoi de rustique, — bon, modeste, figure qui respire l’honnêteté, timide enfin, comme j’imagine que devait l’être Ballanche ou tout autre de ces hommes naturellement supérieurs qui ont eu peine à trouver leur