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y en a de tous les âges, depuis un garçon de quinze ans jusqu’à un vieillard à tête blanche ; mais il y en a surtout de toutes les opinions, depuis des orthodoxes jusqu’à des mormons, et même jusqu’à des athées. Le dimanche, si strictement observé par nos voisins en ce qui regarde la fermeture des boutiques et des théâtres, est peut-être de tous les jours de la semaine celui où l’église nationale subit de la part de ses adversaires les plus rudes attaques. La grande majorité des prêcheurs ambulans se rattachent pourtant à la Bible ; ce sont moins leurs croyances que leurs manières qui peuvent sembler hétérodoxes. Un de leurs usages est d’adresser la parole aux auditeurs en les appelant miserable sinners (misérables pécheurs), ce qui est à coup sûr peu chrétien et peu charitable pour ceux qui les écoutent. Un jour dans un endroit, le lendemain dans un autre, ces péripatéticiens de l’Évangile choisissent toutefois de préférence les promenades où se réunit la foule. Aussi leur discours est-il souvent interrompu par les amusemens profanes ou par des scènes grotesques. À la porte du parc de Greenwich, une femme d’une trentaine d’années, maigre et noire comme une gipsy, prêchait le dimanche avec enthousiasme au milieu des courses à âne pour lesquelles Blackheath Common est justement célèbre. Un de ces animaux, qui n’était pas loué dans le moment, profita de sa liberté pour s’approcher du petit groupe des auditeurs et même pour frotter sa tête contre le coude de celle qui parlait. Jusqu’ici tout allait bien, et la prêcheuse, emportée par son zèle, ne remarqua même point une circonstance si vulgaire ; mais au moment le plus pathétique, lorsqu’elle s’écria : « Oui, je suis une vagabonde de la foi ; oui, j’ai quitté toute jeune la maison de mon père pour aller semer la bonne parole dans les villes et les villages, » l’âne se mit à braire de la façon la plus scandaleuse. En vain menaça-t-elle l’animal du courroux céleste, en vain chercha-t-elle à exorciser du geste et du regard le démon qui était en lui ; le bruit continua de plus belle, et l’auditoire se dispersa au milieu d’un fou rire.

Je ne crois point en vérité que ces sermons des rues exercent une bien grande influence morale sur la population anglaise, et pourtant du milieu de ces voix discordantes se dégage une grande chose, la liberté de discussion. Dernièrement, un alderman de Londres avait fait arrêter de son autorité privée un ancien clergyman de l’église établie qui, faute d’emploi ou par tout autre motif, se livre maintenant à la prédication sur les places publiques de Londres. Les deux parties comparurent, selon l’usage, devant le magistrat, et l’alderman signala avec indignation les tendances chartistes qu’il avait cru remarquer dans le discours de l’orateur.