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qu’on est convenu d’appeler la poésie des voyages, je me décidai de bon cœur à prendre le chemin de fer. Mes compagnons de route ne ressemblaient guère aux gais pilgrims de Chaucer : au lieu de tromper par des contes et des récits la longueur, d’ailleurs fort réduite, du trajet, ils gardaient, chacun dans sa stalle, le silence le plus britannique. La vapeur a changé tant de choses ! Après deux ou trois heures durant lesquelles je vis repasser comme dans un rêve les campagnes bien connues du Kent, je me trouvai au milieu d’une riche vallée, — la vallée de la Stour, — couronnée à distance par des collines parsemées de bouquets d’arbres, de meules de grains et de vastes prairies dans lesquelles on s’étonne presque aujourd’hui devoir paître quelques vaches. Celles-là du moins avaient échappé à la maladie des bestiaux, la grande plaie qui désole si fort l’Angleterre. De la pente douce des collines descendent de limpides ruisseaux qui arrosent les houblonnières, et qui, après avoir formé plusieurs détours sans oser entrer dans la ville, se réunissent pour la plupart à la Stour, un petit courant au lit tapissé de longues herbes traînantes que le mouvement de l’eau soulève et agite comme la chevelure des naïades. Cette rivière du moins n’hésite point et pénètre bravement dans Canterbury, où elle va se jeter, sous de vieux arbres, contre la roue d’un moulin. Quand on arrive par le chemin de fer, la ville se dessine sur la droite, et la cathédrale profile au-dessus des toits enfumés, dans un ciel clair, ses trois tours obscurcies par une nuée de choucas. Ces anciennes basiliques sont des belles au bois dormant qui assoupissent tout autour d’elles. Aussi l’ancienne cité de Canterbury a-t-elle conservé depuis des siècles l’air d’une ville sommeillant dans ses traditions religieuses et dans des habitudes bien anglaises. Point de fabriques, nulle industrie, à peine un commerce local. Elle vit surtout de l’agriculture et de la récolte du houblon. On y entre par West-Gate, sombre masse de pierre à mâchicoulis, flanquée de deux grosses tours rondes, et autour de laquelle on peut encore suivre les traces de l’ancien mur, aujourd’hui déchiré, qui servait autrefois d’enceinte à la ville. Avant de pénétrer sous cette voûte, d’un aspect redoutable, j’avisai dans la grande rue du faubourg une vieille auberge surmontée du portrait de Falstaff, aisément reconnaissable à son gros ventre et à son nez bourgeonné. Qu’avait à faire ce roi des ivrognes dans une ville ecclésiastique ? Je m’adressais cette question, quand je me souvins du passage de Henri IV où Falstaff propose à ses hardis compagnons de partir ensemble pour Gad’-Hill, et là, « de faire main basse sur les caravanes de pèlerins, qui se rendaient à Canterbury chargés de riches offrandes, ou sur les marchands de Canterbury qui chevauchaient vers Londres avec une