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accomplie par un tel homme aurait préparé pour l’avenir ? La tradition de la politique prussienne en aurait été changée, et l’on n’aurait pas vu la Russie, comme cela est arrivé si souvent depuis deux tiers de siècle, enchaîner les successeurs de Frédéric aux mauvaises causes qu’elle représente dans le monde.

Le landgrave Charles a beau remercier Dieu de l’avoir pris pour un instrument de paix, sa politique, on le voit, n’est pas une politique de haute portée. Ses conseils à Frédéric, en supposant qu’ils aient eu l’influence dont il parle avec une si naïve complaisance, ne l’autorisent point à entonner un cantique d’actions de grâces. C’est que le prince Charles a plus d’honnêteté que de génie. Souvent même il est un peu simple. Il écrit des souvenirs, il fait des révélations, et l’on voit bien qu’il est véridique jusqu’à la naïveté ; voilà l’intérêt de ses Mémoires. Ne lui demandez ni art, ni science, ni vues profondes d’aucune espèce. Sa naïveté crédule éclate surtout au milieu des aventuriers ou des fous qui agitent l’Allemagne à la veille de la révolution. Tantôt il en est dupe, tantôt il en a peur. N’importe, sur ce point encore il est curieux à entendre. Puisque le hasard des événemens l’a mis en rapports intimes avec le comte de Saint-Germain, puisqu’il a été initié presque malgré lui à la secte des francs-maçons et des illuminés, quel guide plus honnête pourrions-nous souhaiter en ce ténébreux sujet ? Passer de Frédéric le Grand à toutes ces confréries mystérieuses qui pullulaient d’un bout de l’Allemagne à l’autre, passer de l’esprit le plus net à ces rêveurs, à ces mystiques, à ces charlatans, à ces dupes enthousiastes, à ces révolutionnaires exaltés et avortés, à ces évocateurs de fantômes qui s’épouvantent eux-mêmes, — assurément c’est mêler tous les tons et brouiller les contraires. Qu’importe, puisque ce brouillamini est un des caractères du XVIIIe siècle à son déclin ? Sur ce point comme sur bien d’autres, les Mémoires du landgrave Charles, prince de Hesse, si mal composés qu’ils soient, offrent dans leur confusion une fidèle image du temps qu’ils nous racontent. Après avoir fait connaître au lecteur le témoin désintéressé des révolutions de Danemark, le gouverneur libéral de la Norvège, le loyal ami de Frédéric le Grand, il nous reste donc à lui présenter dans la seconde partie de ce tableau le prince honnête et timide devenu malgré lui l’un des chefs des illuminés.


SAINT-RENE TAILLANDIER.