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obligé, pour soutenir la Russie, de vous déclarer la guerre. — Je n’en doute pas, dit le roi ; mais la France enverra cent mille hommes contre les Autrichiens. — Ah ! sire, lui répondis-je, si même M. de Vergennes est entièrement pour votre majesté, à la première victoire remportée sur les Autrichiens, la reine de France demandera au roi son époux s’il avait donné l’ordre à M. de Vergennes d’écraser son frère l’empereur. L’armée française fera halte, et vous ne pouvez vous fier effectivement sur son secours. J’avoue que je ne vois aucune raison pour que votre majesté s’expose elle-même et ses états à un tel point pour la prise de la Crimée. Si elle me permet de la conseiller véritablement, ce serait de saisir cette occasion pour regagner l’impératrice Catherine en lui faisant dire que votre majesté prend part à sa gloire et la félicite de la belle conquête qu’elle vient de faire. » Le roi était fort pensif. Tout à coup il se redressa et me prit le bras gauche avec la main droite, le serrant fortement, et me dit : « Vous avez bien raison, mon cher prince, et je suivrai votre conseil. »

« J’ose dire avoir reproduit chaque terme, chaque mot de cette conversation si importante, et je rends toujours grâces à Dieu de s’être servi de moi comme d’un instrument de paix, pour prévenir une rupture qui aurait fait couler des flots de sang dans le monde entier, et aurait même pu mettre le Danemark dans les plus grands embarras par son traité d’alliance avec la Russie. Lorsque je revins en Holstein, je trouvai le comte de Bernstorf à Altona, où nous nous étions donné rendez-vous. Il était dans ce temps-là hors du ministère et s’était retiré en Mecklembourg sur ses terres. Je lui racontai toute la conversation. Il m’écrivit, quelques semaines après, qu’il n’avait jamais été plus frappé que d’apprendre la déclaration que le roi de Prusse venait de faire à Pétersbourg, où tous les mots que je lui avais dits avaient été exactement employés. »


Telle fut la dernière conversation du prince Charles avec le grand Frédéric. Le landgrave s’y montre à nous en toute franchise. Sensé, loyal, humain, il n’a pas la moindre étincelle d’héroïsme. C’est bien le compagnon des vieux jours de Frédéric, il aurait eu moins de succès au temps des guerres de Silésie. Est-il bien sûr que Frédéric ait eu tort de se montrer si inquiet de l’ambition moscovite et de prévoir la marche des Russes sur Constantinople ? Est-il certain que le prince de Hesse ait donné au roi de Prusse un sage conseil en le détournant d’une résolution qui aurait arrêté Catherine ? C’eût été, dit-on, une guerre européenne, qu’importe ? N’est-il pas des circonstances où il faut savoir braver un grand péril pour écarter un péril plus grand ? Mais non, ce n’eût pas été une guerre européenne, c’eût été avant toute chose un avertissement à l’Europe entière, et on aurait prévu à temps ce qui n’a été compris que de nos jours, le danger de l’établissement des Russes dans la Mer-Noire. Frédéric le Grand était digne de couronner sa carrière par une action comme celle-là. Qui pourrait dire ce qu’une telle protestation