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concerne la Russie excite l’attention inquiète du roi ; il veut savoir ce qu’on dit à Saint-Pétersbourg, il veut interroger le prince et lui demander conseil. Qu’il vienne donc au plus tôt, le vieux roi demande ce service à son ami ; la situation est grave. Qu’est-ce donc, et de quoi s’agit-il ? C’est le moment où Catherine II, saisissant à propos toute occasion de morceler l’empire turc et de marcher vers la Mer Noire, venait de s’emparer de la Crimée. Le prince Charles arrive à Postdam, où Frédéric le reçoit à bras ouverts. Les entretiens recommencent, entretiens à table sur les matières générales, entretiens secrets sur les questions qui le préoccupaient alors si vivement :


« Il me parla de la politique de l’impératrice Catherine II et de son ambition démesurée, visant à la conquête de Constantinople. Je savais déjà que l’armée avait reçu l’ordre de faire tous les préparatifs pour marcher au premier ordre. À dîner, où il y avait cinq ou six personnes, entre autres le général comte Pinto et le chambellan Lucchesini, la conversation tomba sur la France, et Pinto faisait l’éloge de cette puissance, qui, au moment d’avoir terminé la guerre la plus glorieuse en Amérique, se trouvait au pinacle dans l’époque présente. Je me tus pendant cette digression. Le roi me parla d’autre chose. Le lendemain, avant le dîner, je fus derechef appelé chez le roi. Il fut encore question de Catherine II. Il croyait qu’elle se brouillerait avec l’Angleterre. Je lui assurai le contraire. « Mais pourquoi donc ? dit-il. — Par reconnaissance, sire, car elle tire une pension de l’Angleterre comme grande-duchesse. » Le roi fut effrayé de cette idée et s’écria : « Mon Dieu ! comment est-ce possible ? » Je lui répondis : « Le besoin des finances détermine souvent les successeurs à recevoir de quoi attendre mieux à leur aise le moment de régner. Le prince des Asturies est dans le même cas ; il a aussi une pension de l’Angleterre[1]. » Tout ce que je disais paraissait frapper extrêmement le roi. Enfin dans une autre conversation après le dîner, le roi s’ouvrit tout à fait à moi, et me dit : « Vous voyez, mon cher prince, que l’armée est prête à marcher. Voilà l’impératrice Catherine qui s’est emparée de la Crimée. Je ne puis permettre qu’elle s’agrandisse à ce point impunément. Dites-moi bien sincèrement votre avis. » Je lui dis : « Sire, dès que vous me l’ordonnez, je parlerai avec la plus grande franchise. La Russie, en faisant la conquête de la Crimée, s’affaiblit, au moins pour le commencement, bien plus qu’elle ne gagne. C’est un superbe pays peut-être, mais un peuple nomade, des Tartares qui l’abandonneront et le laisseront inculte. Pour le soutenir, une armée de cent mille hommes devra y être tenue. Elle diminue sa population et ses forces mêmes, surtout de votre côté, sire. Outre cela, l’empereur Joseph se croira

  1. Le prince Charles était-il bien informé’ ? l’impératrice de Russie recevait-elle encore de l’Angleterre le subside honteux qu’elle avait reçu comme grande-duchesse ? Tout est possible au XVIIIe siècle. Une chose certaine, c’est que le détail concernant la grande-duchesse, s’il était inconnu à Frédéric le Grand, ne l’était pas à la cour de France. J’en trouve l’indication dans les Souvenirs du marquis de Valfons (1800, p. 408).