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à tour, et il ne restait plus à ses côtés que des indifférens. Algarotti était mort à Pise le 3 mai 1764 ; il perdit le baron de Bielfeld en 1770, le général de Seydlitz en 1773, et l’année suivante le vieux baron de Lamotte-Fouqué, tous associés à lui par des souvenirs qui n’intéressaient pas seulement le roi ou le capitaine, mais l’homme. L’année 1775 lui fut particulièrement fatale ; elle lui enleva deux aides-de-camp, Krusemark et Schmettau, qu’il avait jugés dignes de ses confidences intimes aux heures les plus critiques de sa vie, et l’ambassadeur de France, M. le marquis de Valori, qui pendant un séjour de seize ans à Berlin lui avait inspiré une inaltérable affection. « J’ai reçu, écrivait-il au chargé d’affaires de France, j’ai reçu la lettre où vous m’apprenez la mort du marquis de Valori. Dites à ses petits-fils que j’en suis pénétré jusqu’aux larmes… » Enfin en 1778 le vieil ami de toute sa vie, l’excellent mylord Maréchal venait d’expirer à quatre-vingt-dix ans. Quelques familiers lui restaient encore, l’abbé Bastiany, le comte Lucchesini ; mais qu’étaient pour son cœur les autres personnages de la cour ? Je les ai nommés des indifférens, c’est trop peu dire ; il y avait parmi eux des esprits hostiles, fatigués du joug, blessés par les sarcasmes, incapables de découvrir l’homme excellent sous le maître hargneux, et toujours prêts, on l’a vu tout à l’heure, à se réjouir de ses échecs. On devine en ces conditions le charme que dut exercer sur un caractère aigri la subite apparition d’une âme jeune, naïve, loyale, qui réveillait le souvenir des jours de gloire, et qui, aimant et vénérant le roi, savait se concilier à elle-même l’affection et le respect. Se faire aimer, a dit le poète, c’est être utile aux autres. Que cela est vrai surtout de Frédéric et de son besoin d’aimer ! Voilà le service que le landgrave de Hesse rendait au vieux roi de Prusse. En écoutant les conversations de Frédéric avec le prince Charles, on songe parfois à l’idéale amitié de M. de Suhm et de celui qui n’était encore que le prince royal. Il faut tout dire pourtant, ce rapprochement est loin d’être exact. Les deux épisodes se ressemblent comme un dernier rayon du soleil d’automne ressemble à la féconde lumière d’une matinée d’avril. Ce qui manque, hélas ! à la suprême amitié dont je rassemble ici les détails inconnus, ce n’est pas la noblesse, l’élévation, la sincérité, c’est la flamme et la vie.

En voulez-vous une preuve ? Je la trouve dans une anecdote fort curieuse qui intéresse en même temps l’histoire générale de l’Europe. Le prince Charles, après avoir passé quelque temps auprès de son père à Cassel, est rappelé par le roi de Prusse, qui ne saurait consentir longtemps à se priver de sa compagnie. Le prince Charles a eu l’occasion de rencontrer le grand-duc et la grande-duchesse de Russie dans plusieurs des petites cours d’Allemagne ; tout ce qui