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et souverains de son petit pays qu’il rend le plus heureux possible et où il fait tout le bien imaginable. S’il avait eu le bonheur d’être plus connu de votre majesté, je crois qu’elle le jugerait autrement. » Alors il dit : « Oui, je l’ai vu et je lui ai parlé. — Sire, vous lui aurez imposé. Outre cela, il n’était pas bien en cour, et c’est pourquoi il se sera retenu plus qu’il n’aurait fait d’ailleurs ; mais votre majesté peut être sûre que c’est un homme qui mériterait sa protection et sa confiance, s’il avait le bonheur d’être connu d’elle. » Il me dit alors : « C’est son père qui m’a reçu franc-maçon. » Puis il mit sa serviette sur la table et on se leva. Après une assez courte séance, il rentra dans sa chambre sans rien dire. Je vis que toutes les physionomies s’allongeaient vis-à-vis de moi. Les comtes de Finckenstein et de Schulenburg s’approchèrent d’abord et me dirent : « Mon Dieu, vous avez fâché le roi ! » Je répondis : « J’en serais désolé, je ne lui ai rien dit que la vérité. — Mais, mon Dieu ! pourquoi le fâcher ? Nous avons tous intérêt à ce que vous soyez bien avec lui, car nous savons ce qu’il pense de vous. » J’avoue que je me fâchai un peu, et je leur répondis : « Messieurs, le prince de Weilburg peut avoir besoin un jour de la protection du roi. Dans ce cas, le roi se rappellera ce que je lui ai dit. J’aurais cru commettre une lâcheté en me taisant. Je dis tous les jours la vérité au bon Dieu, et j’en ferai de même au roi aussi longtemps qu’il me permettra de le voir, et si même il se fâche un moment, le lendemain il trouvera que j’ai raison. »

« Lorsque je vins au dîner, le jour suivant, le roi sortit aussitôt de sa chambre, vint à moi et me dit mille choses obligeantes. M. de Gatt m’avait dît que la veille, au moment où il était entré chez le roi après le dîner, le roi lui avait dit sur-le-champ : « Je n’ai jamais vu une tête comme celle de ce prince Charles. Il ne démord jamais de son opinion, quoi que je puisse dire. Je ne sais personne à qui je n’aie pu faire entendre raison, excepté lui. » M. de Catt lui répondit : « Mais, sire, le prince est persuadé que vous aimez à discuter, et c’est pourquoi il se permet de vous contredire. Outre cela, il est sûr que votre majesté aime la vérité, et c’est pourquoi il a dit comme il a pensé. » Le roi trouva que Catt avait raison et parla de moi avec beaucoup de bonté. »


Au moment où le prince Charles s’attachait ainsi à Frédéric et lui inspirait cette tendresse mêlée de déférence, le roi venait de voir disparaître presque tous les compagnons de son âge mûr. Frédéric, parfois si amer contre le genre humain, a toujours eu besoin d’amitié. L’année même où il était monté sur le trône, en 1740, il avait perdu le confident de ses juvéniles enthousiasmes, M. de Suhm, noble et suave figure sur laquelle les lettres du royal ami ont fait tomber un rayon immortel. Un peu plus tard ce fut Jordan, ce Jordan qu’il tutoyait comme un camarade, à qui la veille des batailles il adressait des lettres si touchantes et dont il pleura la mort si longtemps. À l’époque où il vit le prince Charles pour la première fois, vers 1778, amis et compagnons étaient tombés tour