Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/793

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une fois ces iniquités détruites, on n’était plus Suédois. Même, les produits de la Suède faisant presque tous concurrence aux produits de la Norvège, le Danemark pouvait venir en aide aux Norvégiens beaucoup mieux que le gouvernement de Stockholm. Le prince Charles avait fait cette remarque, et il espérait qu’elle servirait sa politique. Tout allait donc pour le mieux.


« Mais il y avait des démagogues qui avaient une autre idée. C’était de rendre la Norvège un royaume indépendant. Je me rappelle qu’un soir ces messieurs discutèrent cette matière avec une vivacité presque affectée et en concluant qu’il leur fallait un roi à eux seuls. On chante à la fin des soupers en Norvège en buvant des santés. On avait fait des vers sur moi, dont le refrain était en qualité de commandant-général : « En bedre kunde vi aldrig faae[1]. » — Alors toutes les dames commencèrent et les hommes suivirent à me porter ces mots en toast. Tout ceci était une affaire arrangée d’avance. Le roi de Suède, Gustave III, en parla à l’envoyé d’Espagne à Stockholm et lui dit : « Je ne sais comment le prince Charles a fait, mais il a coupé toutes mes liaisons en Norvège, dont j’étais sûr ; ils veulent en faire leur roi. » Et ils me nommaient publiquement le roi Charles par dérision, tâchant de donner par là de l’ombrage à Copenhague. J’ai ces détails par M. de Llano lui-même, qui était depuis longtemps mon intime. Je ne fis jamais semblant de comprendre ou de remarquer ces propos, et je me préparai à me rendre à Copenhague vers le mois d’avril. Je traversai la Suède incognito, en courrier, avec les passeports ordinaires… »


Le prince Charles retournait à Copenhague pour rendre compte de son œuvre et demander la permission de la consolider en y associant la princesse sa femme. Il avait gagné bien des cœurs, la princesse achèverait la conquête. Que de choses peut faire une femme où s’arrête l’action de l’homme ! Au mois de juin 1773, une flotte de douze vaisseaux de ligne était en rade à Copenhague sous le commandement de l’amiral Kaas. On en détacha deux, le Neptune et la Séelande, pour transporter le prince en Norvège avec sa femme et sa fille aînée. Un brick complétait la petite escadre. Le roi, la reine-mère, le prince Frédéric, étaient venus accompagner le sauveur de la Norvège. Ce fut un départ triomphal et une arrivée plus triomphale encore. Quand les augustes voyageurs débarquèrent à Christiania sous le salut des forteresses, une foule immense remplissait le port et la ville. Il y eut un véritable enthousiasme et des acclamations sans fin. On était impatient surtout de voir la princesse établie à Christiania, établie à poste fixe et tenant une sorte de cour. Le prince avait d’autres vues ; avant de s’installer si complètement, il avait promis de faire le tour de la Norvège et d’aller avec sa femme partout où pourraient passer les voitures. Ils partirent à la fin de juillet et se rendirent à Drontheim,

  1. « Nous n’en trouverions jamais un meilleur. »