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des lourds impôts de la paix armée, en se rappelant surtout qu’aux heures de péril il saura montrer l’énergie guerrière de son patriotisme. « On n’aimait point le militaire en Danemark, nous dit le prince Charles ; peu de gens de condition y entraient… Il n’y avait point de généraux ; peu des plus anciens avaient vu la guerre. On croyait que la marine suffisait pour défendre l’état. On craignait un souverain militaire. » Malheureusement ce n’était pas toujours aux travaux de la paix que profitaient ces défiances. Le prince Charles, quoique très favorable aux Danois et porté à voir dans le règne de Frédéric V l’aurore d’une civilisation brillante, trace un tableau sinistre de la servitude du paysan. Plus on a de peine à comprendre en plein XVIIIe siècle un pareil avilissement de toute une race, plus on est heureux de répéter avec le prince les noms des hommes d’état qui ont fait disparaître à jamais ces iniquités.


« Le paysan était serf en Danemark dans toute l’étendue du mot. Il n’y avait point de justice pour lui, point de protection contre son propriétaire. Beaucoup d’entre eux avaient été les intendans des possesseurs. Ils avaient ruiné leurs maîtres absens, et avaient fini par acheter leurs terres. Sous le fouet impitoyable de cette engeance se trouvait le malheureux paysan danois, à la merci de son maître qui le forçait à son gré à prendre une mauvaise terre ou cour (Hof) et de la mettre en ordre, et qui, lorsqu’il l’avait à la sueur de son front et par sa diligence mise en état, le forçait à en reprendre une autre et le chassait de celle-ci. Le maître le forçait à se marier avec qui bon lui semblait. À la moindre opposition, il donnait le malheureux à la milice pour y servir peut-être jusqu’à vingt-quatre ans, ou il le vendait pour quarante ou cinquante écus à un chef de compagnie ou d’escadron, à condition de n’oser mettre le pied sur sa terre natale ou même dans la province.

« La Jutlande était, autant que je sais, la plus foulée. La Fionie l’était moins ; les terres seigneuriales n’y étaient pas tombées en si mauvaises mains : l’industrie et la diligence y étaient plus innées qu’en Jutlande et surtout en Séelande. Le paysan séelandais était presque entièrement abruti. Il avait une quantité de petits chevaux qui se nourrissaient en hiver presque uniquement de ce qu’ils grattaient sous la neige d’herbes ou de racines. De petits charriots avec lesquels ils menaient quelque peu de blé au marché en ville, des huttes où chaumières qui ressemblaient à celles des sauvages, tel était l’aspect hideux des campagnes de cette belle province. Je dis : ils portaient au marché leurs denrées, mais ce n’était pas dans les petites villes de la Séelande, mais à Copenhague, où même les plus éloignés se rendaient. Ils arrivaient aux marchés, faisaient leur vente, couraient à la taverne se soûler, repartaient ivres et bride abattue, mais s’arrêtaient néanmoins ponctuellement à chaque Kneipe dont toute la route était parsemée à chaque quart de lieue, pour ne pas sortir du seul état bienheureux qu’ils connaissaient. Ce ne fut que par l’abolition de la servitude, ouvrage d’Hercule que le courage, la sagesse et le bon esprit du