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les illuminés, surtout la cour et le camp du grand roi de Prusse, voilà les principales figures de cette galerie. Le prince de Hesse n’a pas de prétentions à l’art de peindre : il ne sait ni ordonner un tableau ni tracer un portrait ; qu’importe ? L’inexpérience de son langage et la candeur de sa pensée ne donnent que plus de prix à ses confidences ; C’est un esprit grave, une âme religieuse ; fortement attaché aux doctrines chrétiennes, il défend sa foi contre les sarcasmes de Frédéric avec une franchise qui commande le respect, II n’appartient au XVIIIe siècle que par ses grands côtés, l’amour du bien public et le sentiment de l’égalité humaine. C’est ce sentiment, je n’en doute pas, qui l’amenait à Paris en pleine révolution ; c’est une espérance généreuse, non pas seulement la curiosité, qui le faisait s’inscrire en 1790 au club des jacobins. Encore un trait à noter : il dicte ses mémoires en 1816, à une époque de réaction générale contre la France, réaction qui embrasse les lettres autant que la politique, l’idiome aussi bien que les idées, et quelle langue emploie-t-il ? La langue française. Voilà bien des motifs, ce me semble, pour s’intéresser aux mémoires du landgrave Charles. Ajoutons que ces pages n’étaient pas destinées par l’auteur à la publicité, et qu’à présent même, bien que livrées à l’impression, elles n’ont pu avoir qu’un petit nombre de lecteurs. On lit ces mots à la première page : imprimés comme manuscrit. C’est donc un manuscrit, non une publication ; c’est un manuscrit imprimé pour la commodité des personnes à qui on le destine, ce n’est pas un ouvrage offert au grand public. Il n’y a aucune raison toutefois pour interroger à huis clos les mémoires du vieux landgrave, et puisqu’une circonstance propice les a fait tomber entre nos mains, nous en parlerons sans le moindre scrupule, Le secret dévoilé ne sera ici qu’un attrait de plus ; des détails instructifs et piquans n’ont-ils pas une saveur particulière, quand on les a dérobés au demi-jour ?


I

Le prince Charles de Hesse naquit à Cassel le 19 décembre 1744. Par quelles circonstances un prince de Hesse né sur les marches du trône a-t-il passé presque toute sa vie dans les états du roi de Danemark ? Des divisions religieuses qui éclatèrent peu de temps après au sein de la famille régnante décidèrent des destinées du jeune prince. Son père, qui n’était encore que l’héritier présomptif de la couronne, venait de se faire catholique ; le grand-père, Guillaume VIII, landgrave régnant, en conçut un violent chagrin. Très attaché à la religion de ses aïeux, il craignait surtout pour ses petits-enfans