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Le doigt mystérieux et verdissant du blé
Écrivait partout : Espérance !

Vous en souvenez-vous, comme tout était beau ?
Et des douceurs de l’air et des baisers de l’eau
Vous en souvenez-vous ? Et l’herbe
Où ruisselaient ces fleurs que vernit le brouillard ?
Et l’aveugle du pont ? Pauvre homme ! un beau vieillard !
Et le beau pont ! un pont superbe !

Ah ! chers instans ! .. J’étais comme un enfant boudeur,
Plein d’audace muette et de lourde pudeur ;
Je disais : Qui sait ? J’étais ivre.
Parfois je vous laissais exprès marcher devant,
Pour voir vos cheveux fins qui frémissaient au vent…
Pauvres morts ! qu’il est doux de vivre !

Si vous l’aviez connu, tout ce que j’ai pensé !
Je naissais ; je voyais, oubliant le passé,
Comme un lis en mon âme éclore,
Et je bénissais Dieu, sentant venir l’amour,
Le Dieu bon qui permet, si la vie est un jour,
Que ce jour ait plus d’une aurore.

Oui, je pensais beaucoup, mais je pensais tout bas,
Et comme j’entendais que je ne parlais pas,
J’en avais l’âme consternée ;
Aussi, quand le silence avait duré longtemps,
J’assurais bien ma voix et m’écriais : Beau temps !
Vous répondiez : Belle journée !

Ainsi nous avons fait jusqu’à ce qu’il fît noir,
Ayant marché tous deux du matin jusqu’au soir,
La bouche sur le cœur fermée ;
Trouble ! extase ! ô silence adorable et maudit !
Tu n’avais pas parlé, je ne t’avais rien dit…
C’était l’aveu, ma bien-aimée !


EDOUARD PAILLERON.