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où les votans défilent, prêtant l’oreille aux questions du scrutateur et aux réponses de l’électeur. On les voit attentifs, penchés sur la balustrade, observant les visages, comptant les votes, les interrompant quelquefois par la formule consacrée : I challenge that vote. Rien de plus hardi que le coupable pris en faute : il sait le grand risque auquel il s’expose, les peines sévères dont la loi le menace ; il parlemente, retire son vote, et tout est dit. C’est la meilleure des polices ; mais quand il faut qu’en une journée quinze ou dix-huit cents personnes votent une à une à la même place, on ne peut accorder beaucoup d’attention à chacune. Le scrutateur d’ailleurs est lui-même l’agent d’un parti, et s’il ne profite pas de son pouvoir pour altérer les votes, au moins n’en usera-t-il jamais pour discuter ceux de ses amis. Le droit de le désigner appartient aux administrateurs du ward, formant ce qu’on appelle le ward committee, élus eux-mêmes directement par le suffrage universel. On peut craindre qu’il n’agisse non en magistrat équitable, obligé d’être impartial, même contre son parti, mais en démocrate ou en républicain jaloux de le servir.

Il y a une chose qui rachète tous ces vices : c’est l’esprit d’ordre et de légalité qui se manifeste après la lutte. Voilà le grand mérite de la démocratie américaine et l’utilité de cette insouciance même du juste qui étonne des esprits accoutumés à voir partout la valeur absolue des choses. Les Américains sont des hommes pratiqués qui savent accepter sagement les faits accomplis et irrévocables. Sitôt l’élection faite, toutes les plaintes se taisent : on ne s’inquiète plus de savoir s’il s’y est mêlé quelques fraudes, noyées d’ailleurs dans le flot du vote populaire, mais s’il y aura sagesse et avantage à reconnaître l’autorité ou à la combattre. Chacun, en cherchant à ravir à son adversaire le prix de cette lutte un peu tumultueuse, est résigné d’avance à lui en abandonner la possession quand le terme du tournoi sera expiré. Aussi, à l’heure même où devrait éclater l’incendie, le feu s’éteint comme par miracle, et toutes les menaces des partis s’apaisent dans l’accomplissement d’un grand devoir national.


9 novembre.

Le président Lincoln est élu avec une grande majorité. Dès hier, il était évident que les républicains l’emporteraient dans la ville. Ce matin, on apprend qu’ils ont réussi dans tous les états, sauf celui de New-York et quelques autres dont les votes, encore inconnus, seront plutôt favorables aux démocrates. Toute la nuit, la foule s’est pressée aux bureaux des journaux et dans le vestibule même de l’hôtel, lisant avec avidité d’heure en heure les dépêches apportées