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leurs pensées et de se provoquer bruyamment par plaisir. Les God damm you et autres politesses s’échangent d’un ton froid et goguenard, avec le sourire aux lèvres. Autre pays, autres mœurs ; chez nous, on aime et on recherche la contradiction, on fait grand vacarme de paroles sans un grain de haine au fond du cœur. Ici, quand on se querelle, on passe directement et sans transition de la conversation calme et ironique aux coups de pistolet à bout portant.

C’est pourquoi on évite la dispute : on aime mieux parler que se battre. De même que le meeting est le spectacle et l’amusement préféré du peuple, l’élection est le grand jeu de hasard, le jeu national américain. On parie sur l’élection comme sur une course de chevaux ou un combat de coqs, et ce n’est pas un des traits les moins caractéristiques des mœurs politiques du pays. Cette manie n’est pas limitée aux riches capitalistes, comme M. Belmont, qui risquent de grosses sommes pour donner confiance : elle est populaire, et il se forme autour de chaque poll une petite bourse où l’on offre et vend les paris. « Six shillings pour une majorité de 600, — 10 dollars pour une majorité de 500 — un contre vingt, deux contre dix ! » — Toutes les chances sont évaluées, tous les candidats cotés sur le tapis vert. Je suis sûr qu’il y a des spéculateurs, des courtiers, qui font métier du jeu, comme aux courses d’Ascott ou de Chantilly. — Cependant de grands chariots ornés, attelés à quatre chevaux et remplis de musiciens payés, parcourent la ville sous la pluie, s’arrêtant dans chaque ward en face des polls et encourageant les hommes du parti par un air patriotique : les uns ont l’uniforme gris, les autres l’uniforme bleu. Des soldats blessés sont postés en permanence à-côté du poll pour faire effet. C’est du reste une innocente comédie ; mais ne croyez pas qu’ils y soient venus par hasard. Sur cette terre classique du charlatanisme moderne, on prépare, on calcule tout d’avance, et il ne faut pas prendre pour véritables tous les décors dont les partis entourent le théâtre de l’élection.

J’ai partout joué l’électeur, prenant ici un bulletin aux uns et le refusant aux autres, faisant là-bas le contraire, me faufilant dans les groupes, et écoutant les tournois de paroles des meneurs des deux partis. Partout j’ai trouvé, la passion contenue mêlée à la bonne humeur goguenarde. Lorsque, m’approchant d’un poll, je voyais les deux meneurs de la circonscription s’entretenir amicalement tout en distribuant les billets des candidats opposés, je sentais bien que leur mutuelle courtoisie n’était pas très sincère et qu’ils se recherchaient pour mieux s’observer. Quand j’acceptais de l’un d’eux un billet de vote, la réserve de l’adversaire, qui, voyant la place prise, me laissait passer sans mot dire, avait bien quelque