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un homme blond et rasé, boutonné dans sa redingote noire, avec une démarche droite et militaire, un air de bonne grâce et de simplicité. Sa grande et robuste taille, sa tête énorme, mais proportionnée à son corps d’athlète, son œil bleu hardi, ses traits arrêtés et énergiques, toute sa personne a un grand caractère de puissance et de fermeté. On vante beaucoup son éloquence ; j’avoue que je n’en fus pas émerveillé. Il est vrai qu’il avait parlé le matin même et passé sa journée en chemin de fer. C’est une rude vie que celle d’orateur populaire en Amérique au temps des élections, si rude que les chefs de partis n’y pourraient suffire, et qu’ils sont obligés d’engager à leur service une légion d’orateurs de métier qui font pour eux le gros ouvrage : eux-mêmes se réservent les grandes villes et les succès retentissans. Cependant le public de Chicago n’est pas difficile, il s’extasie d’admiration à la pensée la plus plate, à l’effort le plus outré et le plus malheureux pour relever une période qui tombe. Il n’y a eu dans toute l’allocution de M. Chase qu’un passage curieux et remarquable, celui où, après avoir gratté la bête populaire en lui parlant de cette armée qui au lendemain de la guerre affranchirait le continent américain du joug des despotes étrangers, de cette marine, la plus belle du monde, qui, si l’Angleterre et la France se liguaient jamais contre les États-Unis, leur donnerait à toutes deux une leçon, — il s’est mis à se glorifier lui-même d’avoir donné au pays le papier-monnaie. On eût dit vraiment, à voir ce naïf orgueil, que l’assignat était une trouvaille nouvelle et inimitable, et qu’il avait fallu du génie pour imaginer en temps de détresse l’expédient d’une émission indéfinie de papier à cours forcé. Quant à la foule ignorante et aveugle, venue seulement pour voir un homme connu, elle acclamait dans la joie de sa curiosité satisfaite la chose même dont elle murmure tous les jours. « Je vous promets, dit M. Chase, que si vous abattez cette rébellion, avant six mois chaque greenback dans vos poches vaudra de l’or. » Là-dessus applaudissemens frénétiques, cris de joie et de délire, comme si en effet la parole magique de ce nouveau Law avait changé en or le contenu de toutes les bourses. Three cheers for the father of greenbacks[1] ! Et les trois cheers ébranlèrent la salle. La multitude est partout la même, et quand nous parlons en Europe de ces lumières supérieures qui permettent à l’Amérique de supporter une liberté dont nous sommes incapables, nous nous faisons à nous-mêmes une injure que nous ne méritons pas.

Ces Américains, qui nous regardent du haut de leur grandeur, sont encore au fond de grands enfans. Ils ont, il est vrai, la pré- tention de dominer

  1. « Trois cheers pour le père des greenbacks ! »