Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confluent de deux âges, les dernières eaux du courant chrétien sous le débordement du fleuve païen. Pendant ces deux cents années, des peintures innombrables sont venues peupler la nudité des églises et des monastères ; ce temps écoulé, on les a dédaignées ; elles sont tombées avec les crépis ; des maçons les ont grattées, elles ont disparu sous le badigeon, des restaurateurs les ont refaites. Ce qui en demeure n’est qu’un débris, et c’est de nos jours seulement que l’attention et l’intérêt se sont reportés sur elles ; les antiquaires ont creusé jusqu’à la couche géologique qui les a portées, et nous voyons en elles aujourd’hui les restes d’une flore insuffisante étouffée par l’envahissement d’une végétation plus forte. — Les yeux se relèvent alors et retrouvent devant eux les quatre édifices de la vieille Pise solitaires sur une place où l’herbe pousse et la pâleur mate des marbres profilés sur le divin azur. Que de ruines, et quel cimetière que l’histoire ! Que de palpitations humaines dont il ne reste d’autre trace qu’une forme imprimée dans un morceau de pierre ! Quel sourire indifférent que celui du ciel pacifique, et quelle cruelle beauté dans cette coupole lumineuse étendue tour à tour sur les générations qui tombent, comme le dais d’un enterrement banal ! On a lu ces idées-là dans les livres, et avec la superbe de la jeunesse on les a traitées de phrases ; mais quand l’homme a parcouru la moitié de sa carrière, et que, rentrant en lui-même, il compte ce qu’il a étouffé de ses ambitions, ce qu’il a arraché de ses espérances, et tous les morts qu’il porte enterrés dans son cœur, la magnificence et la dureté de la nature lui apparaissent ensemble, et le sourd sanglot de ses funérailles intérieures lui fait entendre une lamentation plus haute, celle de la tragédie humaine qui se déploie de siècle en siècle pour coucher tant de combattans dans le même cercueil. Il s’arrête, sentant sur sa tête, comme sur celle des autres, la main des puissances fatales, et comprend sa condition. Cette humanité dont il est un membre a son image dans la Niobé de Florence ; autour d’elle, ses filles et ses fils, tous ceux qu’elle aime, tombent incessamment sous les flèches des archers invisibles. Un d’eux s’est abattu sur le dos, et sa poitrine transpercée tressaille ; une autre, encore vivante, lève des mains inutiles vers les meurtriers célestes ; la plus jeune cache sa tête dans la robe de sa mère. Elle cependant, froide et fixe, se redresse sans espérance, et, les yeux levés au ciel, contemple avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et mortuaire, les bras tendus, les flèches inévitables et l’implacable sérénité des dieux.


H. TAINE.