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une femme, battu par le diable. Quelques grosses têtes à barbe grise ou blanche ont bien la lourdeur rustique de campagnards froqués ; mais les paysages, les accessoires, même la plupart des figures, sont grotesques ; les arbres sont des plumeaux, les rochers et les lions semblent sortir d’une ménagerie à cinq francs. — Plus loin, Spinello d’Arezzo a peint l’histoire de saint Éphèse. Ses païens, demi-Romains et demi-chevaliers, ont des armures antiques arrangées et coloriées dans le goût du moyen-âge. Beaucoup de gestes sont vrais dans ses batailles, tel homme renversé sur la face, tel autre empoigné par la barbe. Plusieurs figures sont du temps : tel joli page vêtu de vert et tenant l’épée, tel fin damoiseau au justaucorps bleu, aux souliers pointus, aux mollets bien dessinés : l’observation, l’agencement, la recherche de l’intérêt et de la variété dramatique, commencent, mais ne font que commencer, et les terrains sont en carton-pierre. Le relief, la flexibilité, le mouvement, la riche vitalité de la chair ferme, le sentiment de la structure équilibrée et des innombrables lois qui soutiennent les choses naturelles est encore loin : c’est de l’imagerie qui veut devenir et ne devient pas de la peinture.

Rien de plus net pour montrer cet état ambigu des esprits qu’une fresque placée près d’un angle, le Triomphe de la Mort par Orcagna[1]. Au pied d’une montagne arrive une cavalcade de seigneurs et de dames ; ce sont des contemporains de Froissard : ils ont les chaperons, les hermines, les robes voyantes et bariolées du temps, les faucons, les petits chiens, tout l’appareil que Valentine Visconti allait trouver chez Louis d’Orléans. Les têtes ne sont pas moins réelles : telle fine et délicate châtelaine à cheval, sous son voile, est une vraie dame du moyen-âge, mélancolique et pensive. Ces puissans et ces heureux du siècle aperçoivent tout d’un coup les cadavres de trois rois, aux trois degrés de la pourriture, chacun dans sa tombe ouverte, l’un enflé, l’autre fourmillant de vers et de serpens, l’autre montrant déjà ses os de squelette. Ils s’arrêtent et tressaillent : un d’eux se penche sur le col de son cheval pour mieux voir, un autre se bouche le nez ; c’est une moralité, comme celles qu’on jouait alors sur les théâtres. L’artiste veut donner une instruction au public, et à cet effet, autour du groupe principal, il entasse tous les commentaires possibles. Au sommet de la montagne sont des moines dans leurs ermitages, l’un lisant, l’autre trayant une biche ; — parmi les bêtes du désert, une grue, une belette. Bonnes gens qui regardez, voici la vie contemplative et chrétienne, la sainte vie dédaignée par les puissans du

  1. Mort vers 1376.