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quatre dans un sujet. Dans cet état extrême, tout devient symbole ; une couleur comme le vert ou le rouge, un nombre, une heure de la journée ou de la nuit prend une importance étrange : c’est le sang du Christ, ce sont les prairies d’émeraude du paradis, c’est l’azur virginal du ciel, ou le chiffre sacré des personnes divines, qui devient ainsi présent à l’esprit. Par les catalepsies et les transports, la tête travaille, et la sensibilité surmenée tressaille en secousses qui l’emportent dans les suprêmes délices ou la précipitent dans le désespoir infini. Alors les frontières naturelles qui séparent les différens royaumes de la pensée s’effacent et disparaissent. La maîtresse adorée se transfigure jusqu’à devenir une vertu céleste. Les abstractions scolastiques se transforment en apparitions idéales. Les âmes s’assemblent en roses éthérées, « fleurs perpétuelles de l’éternelle joie qui, comme un seul parfum, font sentir à la fois toutes leurs odeurs. » La pesante matière sensible et l’échafaudage des formules sèches se confondent et s’évaporent au sommet de la contemplation mystique jusqu’à ne laisser subsister d’elles-mêmes qu’une mélodie, un parfum, une clarté, un emblème, sans que ce débris des images terrestres ait un prix par lui-même ou serve autrement que pour figurer l’insondable et ineffable au-delà.

Comment ont-ils supporté les angoisses et l’excès continu d’un pareil état, le cauchemar de l’enfer et du paradis, les larmes, les tremblemens, les évanouissemens et les alternatives d’une telle tempête[1] ? Quels nerfs y ont résisté ? Quelle fécondité d’âme et d’imagination y a fourni ? Tout a baissé depuis ; l’homme alors était bien plus fort et restait plus longtemps jeune. Je feuilletais ces jours-ci la vie de Pétrarque par lui-même ; il a aimé Laure quatorze ans. Aujourd’hui la jeunesse du cœur, l’âge des grands mécontentemens et des grands rêves dure cinq ou six ans ; ensuite on souhaite une maison comfortable et une bonne place. Je crois que le corps trempé par la vie guerrière était plus résistant et que le rude régime demi-barbare, tuant les faibles, ne laissait subsister que les forts ; mais il faut considérer surtout que la tristesse, le danger, la monotonie d’une vie sans distractions, sans lectures, toujours menacée, accroissaient la capacité d’enthousiasme, la sublimité et l’intensité des sentimens. La sécurité, la commodité, les élégances de notre civilisation, nous éparpillent et nous réduisent ; d’une cascade elles font un étang. Nous jouissons et nous souffrons par mille petites sensations journalières ; alors, au lieu de se disperser, la sensibilité s’engorgeait, et la passion accumulée débordait par des irruptions. Dans un roman russe, Tarass-Boulba, un jeune chef

  1. E caddi, come corpo morto cadde. Il y a vingt secousses presque égales dans la Divine Comédie.