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qu’ils parcourent sans obstacle. Vers l’occident, les chaînes dotées s’étagent les unes au-dessus des autres, plus claires à mesure qu’elles s’approchent de l’horizon, et les dernières sont aussi riantes qu’un voile de soie. Cependant les croupes se rejoignent, mêlent leurs noirceurs et leurs clartés, jusqu’à ce qu’enfin, s’abaissant et s’allongeant, elles disparaissent une à une dans la plaine. Lumière, relief, ordonnances, les yeux s’étonnent et jouissent d’un si large espace, d’un si bel arrangement, d’une si parfaite netteté des formes ; mais l’air froid qui vient des montagnes empêche le corps de s’oublier dans un bien-être trop voluptueux : on sent que le roc infécond et l’hiver sont à la porte. Là-bas, une longue arête tranchée et cassée tourne en coupant le ciel, et le ciel pâlit avec des tons d’acier au-dessus des neiges qui semblent des plaques de marbre.


4 avril, Assise.

Course à pied, quatre heures de marche pour voir des paysans.

Pays bien cultivé et charmant ; le blé vert sort de terre à foison, les vignes bourgeonnent, et chaque cep grimpe à un orme ; des ruisseaux clairs courent dans les fossés. A l’horizon est une ceinture de montagnes, et les neiges éclatantes, immaculées, se confondent avec le satin des nuages.

Quantité de carrioles et de paysans qui chantent. C’est un grand signe de bien-être que ces petites voitures ; elles annoncent une classe d’hommes élevée au-dessus du travail accablant et du grossier besoin. Les madones sont nombreuses, et promettent pour trois ave quarante jours d’indulgence. C’est la religion de l’Italie. Du reste les villages ressemblent aux nôtres, et indiquent à peu près le même degré de culture. C’est dimanche, les habitans ont de gros souliers et des habits passables : point de guenilles. Ils sont fort gais, causent et rient sur la place ; quelques-uns jouent aux boules, d’autres au disque, d’autres à la morra. Les auberges et les maisons ne sont pas plus sales ni plus dégarnies qu’en France. De lourdes solives soutiennent le plafond ; il y a des chaises, des tables, des buffets en bois luisant, un dressoir à bouteilles muni de deux madones. Dans la salle d’entrée, deux tonneaux énormes, cerclés de planches massives, sont en permanence, et je vérifie que le vin n’est pas cher. Des quartiers de viande sont pendus à des crochets de fer. Dans un pays fertile qui consomme ses produits, le bien-être est naturel ; l’auberge s’emplit, et la fille de la maison arrive avec sa mère, en habits voyans, un voile noir sur la tête, un beau sourire aux lèvres. Gaîté brillante et coquette de la fille ; les jeunes gens commencent à tourner près d’elle avec cette complaisance tendre et cet air ravi, voluptueux, qui est propre aux Italiens.