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un autre monde qu’il reproduit avec mesure, mais qui l’attire hors de son premier chemin. Six prophètes, cinq sibylles, cinq guerriers et autant de philosophes païens sont debout, et chacun d’eux, comme une statue antique, est un chef-d’œuvre de force et de noblesse corporelle. Ce n’est pas qu’il imite le costume ou les types grecs : les casques compliqués, les coiffures fantastiques, les réminiscences de la chevalerie, viennent bizarrement se mêler aux tuniques et aux nudités ; mais le sentiment est antique. Ce sont là des hommes forts et contens de la vie, et non des âmes pieuses qui pensent au paradis. Toutes les sibylles sont florissantes de beauté et de jeunesse. La première s’avance, et son geste, sa taille, ont une grandeur et une fierté royales. Aussi noble et aussi grand est le prophète-roi qui fait face. Le sérieux, l’élévation de toutes ces figures sont incomparables ; à cette aube de la pensée, le visage, encore intact, garde, comme celui des statues grecques, la simplicité et l’immobilité de l’expression primitive. L’ondulation de la physionomie n’efface pas le type, l’homme n’est pas dispersé en petites pensées nuancées et fugitives, et le caractère fait saillie par l’unité et par le repos.

Sur un pilastre à gauche est une figure assez vulgaire, avec de longs cheveux sous une calotte rouge ; on dirait un abbé de mauvaise humeur : il a l’air grognon et même sournois ; c’est le Pérugin peint par lui-même. Il était bien changé à ce moment. Ceux qui ont vu son autre portrait, fait aussi par lui-même quelques années auparavant à Florence, ont peine à le reconnaître. Il y a dans sa vie, comme dans ses œuvres, deux sentimens contraires et deux époques distinctes. Nul esprit n’a mieux témoigné, par ses contradictions et par ses harmonies, de la grande transformation qui s’accomplit autour de lui. Il est d’abord religieux, on n’en peut douter, quand on le voit si longtemps, et jusqu’au cœur de la Florence païenne, répéter et purifier des figures si religieuses, peindre gratuitement ou pour obtenir des prières l’oratoire d’une confrérie située vis-à-vis de sa maison, peindre et garder chez lui quatorze bannières pour les prêter aux processions, vivre et se développer dans les couvens de la pieuse Ombrie[1]. Il est inventeur dans la peinture sacrée, et un homme n’invente que d’après son propre cœur. Ce n’est pas non plus trop pousser les conjectures que de le représenter à Florence comme un admirateur de Savonarole. Savonarole est prieur du couvent qu’il décore ; Savonarole fait brûler les peintures païennes et emporte tout d’un coup Florence jusqu’au bout de l’enthousiasme ascétique et chrétien. Les premières paroles d’un sermon de Savonarole sont sur un papier dans la main du portrait que Pérugin fait alors de lui-même, et il achète un

  1. Rio, Histoire de l’Art chrétien, t.II, p. 218.