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et sage Perillo, ce n’est pour elle que la réalité vulgaire, le bonheur à portée de la main, le but trop facile à saisir; l’amour au contraire, le véritable amour ou du moins ce qu’elle appelle de ce nom, c’est l’idéal, l’inconnu, l’impossible. Un jour, aux fêtes de la reine, Carmosine a vu un chevalier remporter dans la lice une victoire éclatante c’est le roi en personne, don Pedro d’Aragon! Quelle noblesse! quelle grâce suprême! Elle sent aussitôt que sa vie ne lui appartient plus don Pedro est son maître et son seigneur. Elle en mourra; qu’importe, s’il lui est donné de faire connaître au roi qu’elle l’aime et qu’elle meurt, heureuse de mourir par lui ?

Va dire, Amour, ce qui cause ma peine
A mon seigneur, que je m’en vais mourir,
Et, par pitié venant me secourir,
Qu’il m’eût rendu la mort moins inhumaine.

A deux genoux je demande merci.
Par grâce, Amour, va-t’en vers sa demeure.
Dis-lui comment je prie et pleure ici,
Tant et si bien qu’il faudra que je meure
Tout enflammée, et ne sachant point l’heure
Où finira mon adoré souci.
La mort m’attend, et s’il ne me relève
De ce tombeau prêt à me recevoir,
J’y vais dormir, emportant mon doux rêve;
Hélas! Amour, fais-lui mon mal savoir.

Depuis le jour où, le voyant vainqueur,
D’être amoureuse, Amour, tu m’as forcée,
Fût-ce un instant, je n’ai pas eu le cœur
De lui montrer ma craintive pensée,
Dont je me sens à tel point oppressée,
Mourant ainsi, que la mort me fait peur!
Qui sait pourtant sur mon pale visage
Si la douleur lui déplairait à voir?
De l’avouer je n’ai pas le courage.
Hélas! Amour, fais-lui mon mal savoir!

Puis donc, Amour, que tu n’as pas voulu
A ma tristesse accorder cette joie
Que dans mon cœur mon doux seigneur ait lu,
Ni vu les pleurs où mon chagrin se noie,
Dis-lui du moins, et tâche qu’il le croie,
Que je vivrais si je ne l’avais vu.
Dis-lui qu’un jour une Sicilienne
Le vit combattre et faire son devoir.
Dans son pays, dis-lui qu’il s’en souvienne,
Et que j’en meurs, faisant mon mal savoir.

C’est ainsi que le troubadour Minuccio, hôte du roi, confident des cœurs honnêtes et railleur impitoyable des vanités boursouflées, c’est ainsi que le poétique et spirituel Minuccio raconte à don Pedro l’aventure de Carmosine vers exquis, douce chanson de l’âme en peine, vers très habiles