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devenir, hébétée, stupide, quand un inconnu a pitié d’elle, et du ton le plus courtois : « Madame, dit-il, voulez-vous permettre à votre associé de régler vos comptes pour vous? » Cela dit, il paie et s’en va; c’était le vicomte de Champrosé. Marthe ne le connaissait point; elle ne l’a revu depuis qu’une seule fois, dans une allée des Tuileries, juste le temps nécessaire pour lui rendre ses billets de banque et le remercier de sa chevaleresque obligeance. On les a pourtant vus dans cette simple rencontre; il y a là une vieille fille jalouse à qui tout est suspect, et quand M. de Champrosé se trouve jeté par le hasard au milieu des Benoiton, M. Didier, mordu par une lettre anonyme, s’imagine que sa femme l’a trahi. Il se rappelle alors, en leur attribuant un sens terrible, les avertissemens si sages que sa belle-sœur Clotilde lui donnait le matin même. Clotilde lui conseillait de ne pas se laisser absorber par les affaires, de ne pas vivre séparé des siens, de ne pas refuser à Marthe les soins, les attentions, qui sait ? la direction dont une jeune femme a besoin. Plus de doute, Clotilde elle-même sait tout, la lettre anonyme a dit vrai; il faut punir les coupables. De là tout un drame plein de péripéties, et Clotilde, qui a fourni sans le savoir des argumens aux soupçons irrités de son beau-frère, Clotilde, qui va les augmenter encore, ces soupçons, en détruisant les lettres de M. de Champrosé, seule justification de la jeune femme accusée à faux, Clotilde emploie toutes les ressources de son esprit, tout le dévouement de son cœur, à faire éclater la vérité. Il y a là pendant deux actes une émouvante lutte à trois personnages, dont M. Febvre, Mme Fargueil et Jane Essler expriment tous les incidens en comédiens accomplis.

Ce drame quel qu’en soit l’intérêt, ne se rattache à la comédie que par des soudures trop peu dissimulées. On ne voit pas là une conséquence naturelle du sujet attaqué par l’auteur, c’est-à-dire de la direction donnée à la famille par le positivisme industriel; l’épisode de Marthe et de Didier trouverait aussi bien sa place dans une pièce sur le luxe. Ce serait le drame des lionnes riches, pour faire pendant à ce drame des Lionnes pauvres, une des plus vigoureuses conceptions de notre théâtre moderne. On s’éloigne ainsi de la donnée primitive; le mal que M. Sardou a eu l’heureuse idée de mettre en relief n’est pas assez nettement accusé. J’ajoute que ce mal, indiqué d’une façon trop vague, est aussi trop brusquement guéri. Au moment même où Clotilde réconcilie Marthe et Didier avec une si cordiale émotion, les aventures les plus bouffonnes viennent dégoûter Jeanne et Camille Benoiton de leurs folles toilettes et de leurs allures équivoques. On les a prises aux courses de Versailles pour les créatures qu’elles imitent si bien, et Dieu sait quels incidens a produits cette méprise Tout cela est drôle, mais sans finesse. Quand cette artillerie de bons mots et de plaisanteries suspectes a terminé son feu, il n’est pas besoin d’une longue réflexion pour s’apercevoir que cette comédie bouffonne et ce drame pathétique sont mal accouplés, que les idées ne s’enchaînent pas, que les scènes ne naissent pas l’une de l’autre, et qu’en définitive la con-