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riages d’il y a vingt ans avec les mariages d’aujourd’hui et de faire tout à son aise la satire de l’an de grâce 1865. Comment donc se peut-il qu’édifiée de la sorte elle continue ses opérations et veuille obstinément, comme elle le dit, écouler son fonds de magasin? Comment se fait-il surtout que, chargée d’exprimer toute la raison de la pièce elle assiste à toutes les folies, à tous les scandales de la famille Benoiton, sans avertir les personnages qui auraient tant besoin de ses conseils? Ce n’est pourtant ni l’esprit ni l’adresse qui lui manqueraient pour remplir son office. Savez-vous à qui elle débite sa morale? A un sien cousin, M. le vicomte de Champrosé, qui est tombé des nues au milieu des Benoiton, et qui, malgré les écarts de sa jeunesse, représente comme elle le bon goût et le bon sens, avec la fine raillerie de l’homme du monde. Ils sont charmans, les portraits, les caractères tracés par cette spirituelle personne; ses observations morales pétillent de traits piquans rien de plus joli que son invocation à sainte Mousseline. Elle pense à la jeune fille d’autrefois si fraîche, si poétique, dans sa simple robe blanche avec une fleur aux cheveux, elle lui compare la jeune lionne du moment, dédaigneuse, altière, sous son armure à fracas, et tout à coup, sans emphase, avec son triste et fin sourire « « O Mousseline, dit-elle à mi-voix, ô sainte Mousseline, vierge de la toilette, sauve, sauve nos filles qui se noient dans des flots de dentelles ! » Ces mots, ces traits abondent à chaque instant sur ses lèvres; pourquoi donc, étant si bien armée, n’est-ce jamais à l’ennemi qu’elle s’attaque? Pourquoi n’essaie-t-elle pas de sa mordante raillerie sur les Benoiton? Elle ne commence à entrer directement en cause, elle ne quitte son rôle de témoin qu’à l’heure où de cette comédie, tantôt fine, tantôt bouffonne, le drame inattendu va sortir et faire explosion.

Marthe, la fille aînée de M. Benoiton, a épousé M. Didier, le beau-frère de Clotilde, et c’est même ainsi, pour le dire en passant, que la sage, la spirituelle Clotilde s’est trouvée associée malgré elle à cette famille de marchands enrichis dont elle déplore les sottises. Des trois filles de M. Benoiton, Marthe Didier est certainement la moins extravagante; elle a aussi pourtant ses vanités périlleuses, et comme son mari, entraîné par le grand courant du siècle, n’a guère le temps de s’occuper d’elle, les vanités despotiques l’ont déjà prise tout entière. La petite Madeleine en son berceau n’est pas une protection suffisante pour la jeune mère, tant on respire un air malsain dans cette maison. Marthe est donc en proie, comme ses sœurs cadettes, à la fièvre du luxe; elle s’est fait dans le monde une réputation de suprême élégance, elle a son rang à soutenir, ses batailles à livrer, et si M. Didier essaie un jour de l’arrêter dans cette voie, plutôt que de renoncer à sa royauté mondaine, elle demandera au jeu les ressources qui lui manquent. C’est précisément ce qui lui est arrivé à Dieppe. On connaît l’inévitable histoire elle a gagné d’abord, gagné au point d’être éblouie, aveuglée, puis elle a tout perdu, tout et quelque chose de plus encore. La voilà les mains vides, n’ayant rien pour payer ce qu’elle doit, ne sachant que