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bien les types qui convenaient pour mettre en relief la pensée de l’auteur? Ni la bêtise de l’un ni la vanité de l’autre n’ont rien de commun avec cette fièvre d’affaires, avec cette furie de spéculations hasardeuses dont M. Sardou a voulu décrire les inconvéniens pour le foyer domestique. Jeté ou non dans le grand courant du siècle (c’est un des mots de sa langue), M. Benoiton n’en serait pas moins le dernier des imbéciles. Qu’il soit ce que vous voudrez au lieu d’être un industriel, s’il a le caractère que vous lui donnez et s’il est secondé par sa femme comme nous le voyons ici, le résultat sera exactement le même. Vous promettiez de nous décrire la dissolution de la famille sous l’influence des mœurs nouvelles et de la fièvre de l’or: vous prouvez seulement cette vérité trop vraie, à savoir qu’il est fâcheux pour une famille d’avoir deux chefs si bien assortis, un père sans cervelle, une mère sans raison. Les autres personnages qui dans la pensée de l’auteur représentent le positivisme, l’industrialisme, l’esprit d’entreprise et de spéculation, MM. Formichel père et fils, sont aussi des caricatures de la plus vulgaire espèce. Que dans le monde de l’argent, à côté des agitateurs d’idées utiles, il y ait de ridicules brouillons, comme il y a des philistins grossiers à côté du Van Derk de Sedaine et de sots déclamateurs à côté des philosophes, enfin que chaque profession humaine, chaque classe de citoyens ait ses enfans perdus qu’elle renie elle-même, personne ne soutiendra le contraire. La comédie satirique s’en empare et les bafoue, rien de mieux encore faut-il que la comédie établisse nettement cette distinction et ne semble pas vouer au ridicule l’ardeur du travail et le génie des entreprises. On dirait que M. Sardou, après avoir raillé injustement dans sa comédie des Ganaches les représentans des vieilles mœurs, veut ridiculiser aujourd’hui avec la même injustice les classes en qui se personnifie l’activité du monde moderne. Il manque ici une figure qui relève l’idée du travail; il manque surtout la mesure, la finesse, la vraisemblance en poursuivant la gaîté à tout prix, l’auteur oublie la vérité comique, et au lieu de tracer des types il charbonne des caricatures. Les désordres des enfans n’eussent-ils pas produit un effet bien autrement vif, si le père, malgré. la fausse direction de sa vie, avait conservé quelque chose de sa dignité naturelle? On ne s’indigne pas assez à la vue de certains personnages vraiment odieux; on écoute en riant les deux héritiers de M. Benoiton, le collégien vicieux et le monstrueux baby. C’est là un rire mauvais qui condamne l’auteur.

Je sais bien qu’il y a un Ariste dans la pièce, je veux dire un personnage chargé d’exprimer les conseils du bon sens c’est ce rôle de Clotilde où l’auteur a mis tant de grâce, d’esprit, de vaillante humeur, et que Mme Fargueil interprète avec une si merveilleuse habileté. Clotilde, en dépit de ses mérites, n’est-elle pas cependant un personnage maladroitement conçu? Veuve après quelque temps de mariage, jeune encore, aimable et décidée à ne pas se remarier, elle a la manie de marier toutes les filles, jeunes ou vieilles, sans doute afin d’avoir l’occasion de comparer les ma-