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célèbres de Paris. Ils visitèrent ensemble les prophètes de la capitale, et n’oublièrent pas cette demoiselle Labrousse, qui prédisait « une grande saignée, » — c’était son expression, — pour l’année 1792. Ils avaient surtout des assemblées mystiques chez les correspondans de la secte des illuminés d’Avignon, dont plusieurs étaient membres de la constituante. Reuterholm se rendit à Avignon même, où il se fit initier. Le 1er  décembre 1789, assisté par le comte Grabianka et l’abbé Pernetty, il sortit de la ville par la porte Saint-Michel, et gravit une colline ait haut de laquelle se trouvait, dit-il, son autel, l’autel qui devait lui rester consacré jusqu’à la fin des siècles, et au pied duquel il contracta le plus solennel engagement avec le Très-Haut. D’Avignon il partit pour Rome, où des révélations définitives l’attendaient. Or, pendant tout ce voyage, c’est avec le duc Charles en Suède et avec le baron de Staël en France qu’il correspondait. Il faut voir de quel ton étaient les réponses de ce dernier.


« Mon tendre ami, s’écrie M. de Staël, j’ai subi depuis votre départ des heures bien amères. Mon sort serait plus tolérable, si je savais porter ma croix, si le vieil homme n’était pas chez moi si vivace, si je m’abandonnais franchement dans la main de Dieu, dont la puissance et la bonté sont infinies. Quand je pense à tout le mal que j’ai fait et à tout le bien que j’ai négligé de faire, je sens que j’ai mérité mille fois plus de traverses. Priez pour moi, mon ami, afin que ma faible foi soit fortifiée. Mon tendre ami, mon cœur est oppressé ; je suis abreuvé de larmes. Priez, ah ! priez afin que mon trouble m’instruise, et que j’entre dans la voie où la miséricorde divine m’appelle. Quelle joie si je puis conquérir une foi ardente qui me précipite dans les bras de celui qui console toutes les âmes affligées Que Dieu vous conserve et vous bénisse ! Priez pour ma femme! Puisse-t-elle ne jamais connaître les. angoisses que je subis ! Mille tendres souvenirs à Silfverhielm ! J’espère qu’il nous comprend, ma femme et moi, dans ses prières. »


M. de Staël pouvait, sans nul inconvénient politique, gémir de la sorte, et recommander, si cela lui paraissait urgent, le salut de Mme de Staël aux prières des magnétiseurs et des illuminés cette heureuse confiance ne compromettait rien. Il n’en était pas de même quand il prêtait une foi trop complaisante aux prophéties que les amis du prince Charles répandaient jusqu’en France, et lorsque, par exemple, en septembre 1790, dans une de ses lettres à Reuterholm de retour en Suède, il rendait compte d’une de ces ténébreuses scènes où de coupables flatteries se mêlaient à de perfides insinuations.


« Le duc Charles (avaient dit les oracles) est en possession de la vérité même ; s’il ne s’enorgueillit pas de la grâce suprême qui lui est faite, il de-