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conquérir de la sorte à tout prix une popularité fort périlleuse. Les illuminés de Bavière, dont le baron Knigge propagea chez nous les sauvages doctrines, ne se prêtèrent pas à ces compromis le duc de Bavière les poursuivit sans relâche, et on a vu cependant, par le rapport de M. d’Escars, qu’en 1789 ils comptaient dans leurs rangs la plupart des diplomates germaniques, tant le désordre était à son comble. Sur cette trame, il faut jeter, pour avoir une idée de l’anarchie morale dont nous n’avons fait qu’indiquer les principaux traits, cette multitude d’épisodes bizarres qu’enfantaient l’ébranlement des intelligences, le déchaînement du sens particulier en l’absence de toute discipline, et les faciles triomphes des fourbes, des aventuriers, des intrigans de toute sorte dans un temps où du reste la réalité s’apprêtait à dépasser la fiction pour défier tous les étonnemens.

Le Nord, — particulièrement la Suède, — était un champ désigné pour un facile accueil à toutes les manifestations, apparentes ou réelles, du merveilleux. Le commerce d’une nature sévère et grandiose et le spectacle d’un ciel aux phénomènes quelquefois étranges ont disposé dans tous les temps l’imagination septentrionale à de vives et profondes impressions, ainsi qu’à une contemplation méditative. L’esprit scientifique et le mysticisme, qui sembleraient s’exclure, se sont rapprochés en Suède et presque unis Svedenborg y a été le contemporain de Linné, et chacun d’eux, en des mesures inégales, a su allier l’observation patiente des faits naturels à la recherche inquiète d’un autre ordre de phénomènes; on sait combien Linné se préoccupait des songes, des présages, signes infaillibles, à ses yeux, de l’action d’une providence divine incessamment mêlée, pour le triomphe de la justice, aux affaires des hommes[1].

Gustave III en particulier était trop l’homme de son temps pour ne pas courir de lui-même, en donnant toute prise, vers les périls que de telles circonstances lui préparaient. Il se vantait d’être un esprit fort il n’empruntait en effet de nulle croyance dogmatique un solide appui; mais en revanche il était superstitieux. Se laissant entraîner par une curiosité vaine, il se commit plus d’une fois, sans aucun souci de sa dignité ni de sa sûreté même, au milieu d’imposteurs derrière lesquels se devaient cacher plus tard ses ennemis. On prend en pitié ce malheureux prince, qui s’est montré en plusieurs momens de sa vie intelligent et bien doué, quand on le voit se livrer ainsi sans défense. Pendant tout son règne, il visita une célèbre devineresse, Mlle Arfvedsson, qui lui montrait l’avenir dans le marc de café. Il la consultait pour tous ses actes politiques, lors-

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1861, notre étude sur un ouvrage inédit de Linné intitulé Nemesis divina.