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Christ, alors que la Rome impériale vit se conjurer contre le christianisme naissant les religions orientales et les anciennes philosophies de la Grèce, toutes également décrépites, comme s’il y avait une rançon d’affranchissement qui se dût acquitter à la veille des grandes époques pendant lesquelles les vérités religieuses ou sociales se révèlent ou s’épurent. Le dernier tiers du XVIIIe siècle fut une période toute de réactions violentes dans l’ordre des idées comme dans l’ordre politique. Un mysticisme aveugle, fait d’illusions enthousiastes et d’ardeur intempérante, répondit alors à l’ironie de Voltaire comme au scepticisme de l’Encyclopédie. Il y a deux sortes de mysticisme. Il y celui des époques jeunes et naïves, qui s’élance d’un essor vers Dieu même et redescend enivré de sa vision céleste jusqu’à prendre en entier dédain la liberté humaine dangereuse confusion, où brillent du moins le désintéressement et la pureté native des âmes; mais il y a aussi le mysticisme des sociétés vieillies. Celui-là n’a pas assez de force intérieure pour s’élever sans le secours de la superstition où tendent ses désirs, et il n’a pas assez de naïveté pour oublier les intérêts temporels. Il peut bien, avec un Svedenborg, un Lavater, un Saint-Martin, avoir encore des lueurs sublimes[1]; mais il côtoie le désespoir, et il risque d’enfanter les folies théurgiques trop impatient pour ne pas vouloir interroger, même en restant religieux, jusqu’au dernier ciel, et trop confiant dans sa force pour ne pas s’irriter de son insuccès.

Cette seconde sorte de mysticisme se répandit en Europe à la fin du XVIIIe siècle par l’effet d’une réaction inévitable contre l’abus de l’esprit philosophique. Svedenborg était mort en 1772, après avoir étonné ses contemporains par ses visions et ses communications avec le monde surnaturel. Plusieurs écoles se formèrent, d’après les rites qu’il avait enseignés, en Angleterre, en Allemagne, puis dans le Nord et en France. Le bénédictin Pernetty son traducteur, un certain Mérinval et un comte polonais nommé Grabianka, réunis à Berlin, y fondèrent une petite secte théurgique dont le dogme bizarre unissait le culte de la Vierge avec de mystérieuses combinaisons de nombres et des élucubrations cabalistiques. Ce fut sur un ordre imprévu du ciel, assuraient-ils, que les membres de cette église se transportèrent, peu de temps avant la révolution française, dans la ville d’Avignon; ils prirent de là un grand essor, puisque leurs adhérens s’étendirent jusque dans Rome, où l’inquisition crut devoir fulminer contre eux.

Ceux-là n’avaient pas abdiqué la pratique des idées religieuses: mais venaient à leur suite les esprits emportés qui, rejetant toute

  1. Voyez le curieux volume de M. E. Caro, — Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le philosophe inconnu. — On y trouvera une étude délicate du mysticisme au XVIIIe siècle.