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anglais, jusqu’alors impassible, a dû agir d’autant plus promptement que, si le danger était nul pour lui, il était très grand pour tous les propriétaires qui vivent dans des habitations isolées et pour tous les postes de police de cinq à six hommes répandus dans la campagne.

Mais, l’incident passé, reste la cause qui l’a fait naître. Le fénianisme a prouvé une fois de plus que l’Irlande n’est pas assise et qu’un grand nombre de gens y sont toujours prêts à acclamer la rébellion. Trois siècles d’oppression n’ont pas dompté l’Irlande, et soixante années de liberté ne l’ont pas ralliée à l’Angleterre. Il reste un malaise, un mécontentement, une colère, que n’étoufferait même pas la réparation de la grande injustice qui dure encore, — l’inégalité du traitement entre les clergés des différents cultes. Doit-on, comme l’Angleterre, crier à l’ingratitude contre l’Irlande et proclamer qu’elle est ingouvernable ? Doit-on, comme tant de gens en Europe, s’imaginer que l’Angleterre se plaît à maintenir l’Irlande dans la misère et dans le mécontentement ? Nullement. Le mal de l’Irlande est aussi facile à définir que difficile à vaincre : c’est celui d’une nation qui, contre sa volonté, a été transportée d’une civilisation à une autre. Une portion des Irlandais a conservé les sentiments de temps qui ne peuvent plus revenir, et une autre portion appartient au XIXe siècle. Ce trouble, que ne savent calmer ni l’oppression ni la liberté, c’est le rapprochement forcé de deux sociétés différentes entremêlées sur le même sol. On ne se connaît pas, on ne se comprend pas, et l’antagonisme des religions et des nationalités fournit les armes de la lutte. Assurément on ne peut pas demander à l’Angleterre d’aller en arrière et de rendre à l’Irlande les douceurs problématiques du régime du clan. L’Irlande elle-même est trop avancée, à beaucoup d’égards, pour consentir à reculer ; mais s’il est un axiome incontestable, c’est que les lois doivent être appropriées aux sentiments et aux mœurs des peuples. On trouve dans le Senchus plus que l’origine, on y trouve le fond même des choses qui agitent l’Irlande. L’Irlande moderne est la glose vivante du Senchus. Que les hommes d’état anglais étudient donc les lois brehon, qu’ils cherchent dans ces lois ce qui peut s’accorder avec le progrès moderne. Ils se sont fiés trop exclusivement, pour pacifier l’Irlande, aux vertus de l’économie politique. Évidemment les Irlandais ne veulent pas être gouvernés et non gouvernés à la manière des Anglais. C’est une folie ? Soit ; mais les folies des peuples doivent être traitées avec ménagement. « L’honneur et l’âme, comme dit le Senchus, appartiennent à tous. »


JULES DE LASTEYRIE.