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son et la farine mêlés ensemble le pain sans levain appelé aujourd’hui griddle-bread. On fait du beurre et de la bière, et l’on connaît le vin. Les tourbières sont exploitées comme à cette heure, et, faute de bois, l’on se sert des fanons de baleine pour cercler les tonneaux. Les mines d’argent, de cuivre, de fer et d’autres métaux sont l’objet d’un assez grand trafic. Il y a des règlements pour les cours d’eau. Il y a des pêcheries de saumons sur le même modèle qu’aujourd’hui, et des pêches maritimes exploitées par les indigènes, au lieu de l’être, comme maintenant, par des marins de l’île voisine. Tout prouve un commerce maritime assez considérable qui s’étend jusqu’aux côtes d’Espagne. Mais c’est l’homme surtout qui n’a pas changé. Le régime du clan est une tutelle exercée avec bienveillance, et l’Irlande montre qu’une nation arrachée par la défaite à ce régime ne saurait supporter ni l’oppression étrangère, ni la liberté comme nous la comprenons. C’est seulement par les plus éclairés, par ceux que la richesse ou les lumières ont faits cosmopolites, que le bienfait de la civilisation moderne est accepté. Les sentiments du clan survivent parmi les déshérités de la fortune, parmi ceux auxquels la société moderne dit : Si tu n’es pas assez fort pour porter ton fardeau, succombe, meurs, ou va-t’en !

D’où vient cet amour extrême des Irlandais pour la location de parcelles de terre qu’ils s’épuisent à cultiver à la main et à côté desquelles ils meurent de faim, et d’où vient cette répugnance extrême à vivre d’un travail salarié, sinon de la distinction qui existait autrefois entre la classe des tenanciers et celle des ouvriers ? Il est difficile d’analyser de vieux instincts qui se cachent sous des passions nouvelles ; mais, pour peu qu’on connaisse l’Irlande, on le sent, l’idée fondamentale de toute société, l’idée de la propriété, n’est pas là cette idée simple et claire que conçoivent les peuples qui ont connu le droit romain et qui se sont préparés à la liberté civile en luttant contre la féodalité. Pour l’Irlandais, la propriété est une chose qui se partage d’une manière inégale et différente entre le maître du sol et celui qui le cultive. On accorde au propriétaire une suprématie morale sur la personne du cultivateur, et on lui conteste le libre usage de son bien. Il est plus et moins qu’un propriétaire, il est un chef. Sous tous les contrats, écrits ou verbaux, il y a pour une des deux parties, en dehors du contrat, une loi de nature, qui donne au fermage une portion des droits de la propriété. Il n’importe pas qu’il s’agisse d’un Anglais ou d’un Irlandais, d’un catholique ou d’un protestant. Aussi avec quelle ardeur ces gens se précipitent pour obtenir des baux à des prix excessifs, et avec quelle ardeur d’autres viennent les leur acheter à des prix plus insensés encore ! Ce que l’on veut, c’est le bail, c’est