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le sein de la tribu en élevant l’enfant d’un père inconnu encourra la même peine que s’il commettait un meurtre. Il n’y a rien assurément de plus éloigné de nos idées et de nos mœurs. Nos sentiments les plus chers, l’indépendance individuelle et l’amour de la patrie, sont à la fois blessés. Cependant on n’éprouve pas ici la répugnance qu’inspire l’empire romain ou la féodalité. On compare la tutelle affectueuse du clan à la dureté de la société moderne, qui sacrifie si aisément l’individu au progrès de l’espèce, et l’on comprend que les Irlandais, humiliés et dépouillés, tournent avec complaisance leurs regards vers le temps des lois brehon.

Que les pauvres d’Irlande, qui voient leurs, ancêtres passer leur temps dans les festins et dans les combats, ne s’imaginent pas toutefois qu’aux siècles écoulés tout le monde fût chef ou menât la vie des chefs. Chaque page du Senchus montre que, s’il existait une sorte d’égalité parmi les chefs, il y avait une inégalité cruelle entre les hommes de la classe supérieure et ceux de la classe inférieure. Ces derniers étaient réduits à une condition légale mal définie par la loi des saisies, et que l’on est tenté de comparer à celle des esclaves ou des serfs, bien qu’évidemment l’analogie ne soit pas complète. Le vacher, le berger, le charretier, l’employé et l’ouvrier de toute espèce n’avaient ni le droit de contracter sans l’autorisation de leur maître, ni celui d’intenter une poursuite sans être cautionnés par un chef. Ils étaient placés par la loi dans la condition des mineurs et des aliénés. Quand on les poursuivait pour une dette ou pour une offense quelconque (et dans le nombre des offenses il faut compter la raillerie, un surnom donné à un chef ou la remarque d’une difformité), la saisie ne s’exerçait pas sur leurs bestiaux, on s’emparait de leurs personnes. Ils étaient mis en prison, enchaînés, réduits pour nourriture journalière à un vase de lait de la contenance de douze coquilles d’œuf, et ils restaient dans cet état jusqu’à ce qu’un chef les eût réclamés et eût pris l’affaire à sa charge. Une femme esclave est donnée en gage comme garantie d’une dette ; elle prépare un bain pour son nouveau maître, celui-ci l’accuse de lenteur, elle lui fait remarquer une difformité sur son visage, et il la tue. Une balance s’établit entre le prix à payer par l’ancien maître pour la raillerie de la femme dont il est responsable et le prix à payer par le nouveau pour le meurtre de la personne donnée en caution. Ces choses, dira-t-on, étaient communes à toutes les législations de ces temps malheureux. Il faut donc voir ce qui appartient exclusivement au système du clan.

Sous le régime des parentés sociales, il ne peut y avoir d’autres pénalités que des dommages pécuniaires. En même temps, sous ce régime, chacun étant responsable du crime ou de la dette d’autrui, — crime ou dette ont les mêmes conséquences, — il est de l’intérêt