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et l’unité de l’origine. Le Senchus-Mor, c’est-à-dire « le monument de la sagesse antique, » appelé aussi Cain-Patrick ou « lois générales de Patrick, » a été écrit de 438 à 441 ; tout est certain, le lieu, les hommes, l’occasion : la loi salique n’a été rédigée qu’au commencement du vie siècle, et la plus ancienne des lois saxonnes d’Angleterre date de la fin du même siècle. Naturellement la durée des lois franques et saxonnes a été celle de la société dont elles étaient l’expression ; en Irlande, dans ce pays tant de fois conquis et reconquis, l’état social n’a pas changé comme dans le reste de l’Europe. Aussi les lois brehon se sont-elles maintenues plus de seize siècles : d’une part, on trouve dans le Senchus-Mor des exemples et des précédents qui remontent jusqu’à un siècle avant l’ère chrétienne ; d’une autre part, sous Henri VIII d’Angleterre, Cromer, archevêque d’Armagh, demandait et obtenait son pardon pour s’être servi des lois brehon, et en 1554, sous le règne de la reine Marie, le comte de Kildare obtenait un jugement en sa faveur d’après les mêmes lois. Toutefois ce qui donne au Senchus-Mor sa véritable valeur, c’est la pureté de l’origine. Si les lois salique et ripuaire se réfèrent à des usages anciens, ces lois, demi-barbares et demi-chrétiennes, n’ont été composées qu’après la conquête, alors que les mœurs premières avaient été modifiées par le contact de la civilisation romaine. Elles représentent un état intermédiaire et transitoire. Ici au contraire tout est primitif. Au Ve siècle, l’Irlande n’a été encore envahie par personne, aucun mélange étranger n’est venu corrompre les vieilles traditions nationales. Saint Patrick, en apportant le christianisme à l’Irlande, laissa intactes les institutions anciennes. Le mouvement qu’il provoqua fut tout intérieur et national : il se fit alors une merveilleuse alliance entre l’idéalisme barbare et le mysticisme chrétien, et c’est du milieu d’une société restée complètement barbare que sortit la lumière qui, au VIIe et au IXe siècle, éclaira l’Occident, tombé dans l’ignorance et dans la grossièreté. De même que l’Irlande a rendu jadis à l’Europe le dépôt de la science antique, elle lui rend aujourd’hui la tradition celtique.

Malheureusement la reconstitution exacte du texte et la traduction fidèle du Senchus-Mor sont une œuvre d’une extrême difficulté dans l’état actuel de l’érudition irlandaise. Une commission administrative, quelque bien composée qu’elle puisse être et de quelques lumières qu’elle s’entoure[1], ne peut pas faire ce que des

  1. Sur la demande du docteur Todd et du révérend Charles Graves, le gouvernement anglais a nommé, le 11 novembre 1852, une commission, composée de MM. Francis Blackburne, lord chancelier d’Irlande, le comte de Rosse, lord Dunraven, lord Talbot de Malahide, Richard Pigot, lord chef baron de la cour de l’échiquier, Joseph Napier, attorney général, les révérends Robinson, Todd, Graves, Pétrie, et le major général Larcom, pour diriger et surveiller la traduction des anciennes lois d’Irlande. Les personnes qui ont pris la principale part a la collation des manuscrits et à la traduction sont le docteur O’Donovan, le professeur O’Curry, M. Neilson Hancock, professeur de jurisprudence, et M. O’Mahony, professeur d’irlandais à l’université de Dublin. M. Neilson Hancock a dirigé la publication.