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[1]. » Dans ses Pensées détachées, nous retrouvons la même idée sous une autre forme, avec cette variante importante à la fin : « Le vieillard s’attachera toujours au mysticisme ; il voit que mille choses semblent dépendre du hasard, que la déraison réussit, que la raison échoue. Tel est le monde, tel il fut et le grand âge se repose en celui qui est, qui fut et qui sera[2]. »

La dernière lettre que le poète ait écrite (samedi 17 mars 1832) expose avec une précision supérieure ses idées sur l’accord possible et même nécessaire entre l’originalité de la pensée et les emprunts qu’elle peut faire en dehors d’elle-même. — Les plus riches facultés innées courent risque de s’égarer et de s’épuiser inutilement, dit-il, si on ne leur applique pas une industrie, un art, qui les renouvelle incessamment, qui leur donne un accroissement et un développement régulier. Le génie le plus favorisé est celui qui absorbe tout, s’assimile tout, non-seulement sans porter par là le moindre préjudice à son originalité native, à ce qu’on appelle le caractère, mais bien plutôt en donnant par cela même à ce caractère sa vraie force et en développant ainsi toutes ses aptitudes. — C’était la théorie de son propre génie, de l’éducation qu’il lui avait donnée, de son développement continuel, de son perfectionnement régulier, poursuivi pendant près d’un siècle, qu’il livrait ainsi dans une sorte de testament philosophique, de dernière pensée, adressée à son ami de toute la vie, à Guillaume de Humboldt. Éclectisme et panthéisme, en même temps que ces deux mots résument la philosophie de Goethe, ils nous donnent la raison de la prodigieuse influence qu’il a exercée sur les hommes de son âge et de la persistance de son empire sur notre génération, fatiguée des systèmes, mais entraînée par un courant presque irrésistible vers ces deux études qui la passionnent jusqu’à obscurcir en elle le sens intérieur, le sens métaphysique l’étude de l’histoire et celle de la réalité divinisée sous le nom vague de nature, l’érudition et les sciences positives. En étudiant la philosophie de Goethe, nous avons étudié l’esprit même du XIXe siècle, cet esprit éclectique et naturaliste à la fois, dans un de ses types les plus accomplis.


E. CARO.

  1. Conversations de Goethe, t. II, p. 93.
  2. Pensées, édit. et trad. Porchat, t,1er , p. 465.