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parenté poétique, à travers les siècles, avec ces grands ancêtres de la philosophie, enivrés, éblouis des splendeurs du monde naissant, dans sa nouveauté en fleur, comme dit Lucrèce. Son panthéisme a quelque air de ressemblance avec cette philosophie primitive, qui ne soupçonne pas la distinction des êtres, qui poursuit partout le mystère d’une seule et même existence vaguement entrevue à travers les phénomènes, qui multiplie les forces créatrices et les répand à flots dans l’univers divinisé, mais en même temps qui essaie de ramener toutes ces forces diverses à une force primordiale, universelle, dont les changemens expliquent la variété, l’apparition et la disparition des êtres, force, substance ou élément contenant en soi la vertu de ses transformations infinies, sous le symbole de l’eau, comme chez Thalès, ou du feu, comme chez Héraclite, mais de l’eau animée, vivante, du feu divin, du feu artiste, âme universelle et principe des choses ; qui enfin, se jetant d’un bond énergique aux antipodes du quiétisme oriental, s’efforce de développer dans les cœurs le sentiment de la vie libre en faisant de l’infatigable activité l’idéal de la vie des dieux. — Oui, Goethe dirait comme Thalès « L’âme divine est mêlée à la masse des choses, à l’universelle substance. Le monde est animé et vivant, il est plein de dieux[1]. » Il dirait avec Héraclite « La vie et la mort sont le résultat des mouvemens alternatifs de la force universelle. — Toute la nature s’explique par l’harmonie qui résulte du concours des forces. Le combat des forces entre elles est le père de toutes choses. — L’âme de l’homme est une étincelle du feu universel, de la raison générale répandue dans le monde. — Notre vie n’est pas une vie véritable, mais la mort de la vie divine, qui vient s’éteindre dans la nôtre. — Rien n’existe en repos ; tout s’écoule, tout change et naît continuellement. » Sous le langage symbolique de la sagesse primitive, ne reconnaissons-nous pas les conceptions les plus importantes de Goethe sur le principe vital, sur les forces et les lois naturelles, sur les énergies créatrices, dispersées dans le monde, enfin cette grande loi de la métamorphose universelle, qu’Héraclite avait exprimée avant lui dans ces deux mots : Ἀλλοίωσις-πάντα-ῥέει (Alloiôsis-panta-rheei) ? Le panthéisme de Goethe n’est pas le panthéisme dogmatique et idéaliste des temps modernes, il est profondément naturaliste ; j’oserai dire que c’est un panthéisme païen. Voilà le signe de la race dont il descend à travers les âges. Nous avons nommé ses vrais aïeux.

Goethe a donc raison de ne pas vouloir accepter le nom de pan-

  1. Ἐν τῷ ὅλῳ φησιν τὴν ψυχὴν μεμῖχθαι. — Πάντα πλήρη θεῶν εἶναι — Κσόμον ἔμψυχον ϰαὶ δαιμόνων πλήρη (Thalès).