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terminait par ce cri, héroïque à sa manière : « Allons !… Par-dessus les tombeaux, en avant[1] »

Du reste, ces fières théories sur les devoirs de l’homme envers son génie intérieur, sur la révélation permanente des grands instincts dans la conscience, sur l’affranchissement de la liberté, en général toute la philosophie de Goethe était à l’usage, non pas du genre humain, mais seulement d’une imperceptible minorité, celle qui en était digne par sa haute culture intellectuelle. Lui-même disait que ses idées, comme ses ouvrages, ne pourraient jamais devenir populaires. Il s’en consolait en pensant que tout ce qui est grand, vraiment intelligent, est en minorité. « Il y a eu des ministres qui avaient contre eux peuple et roi, et qui étaient obligés de poursuivre seuls leurs grandes idées. » — « N’espérons pas que la raison soit jamais populaire. Les passions, les sentimens, peuvent devenir populaires ; mais la raison restera toujours la propriété exclusive de quelques élus… Épicure n’avait pas tort quand il disait « Ceci est juste, car le peuple le trouve mauvais. » Il y a un mystère dans la philosophie aussi bien que dans la religion. Le degré moyen de l’intelligence humaine n’est pas assez élevé pour qu’on puisse lui soumettre un si immense problème et pour qu’elle soit choisie comme dernier juge en pareille matière. La lumière générale d’un siècle, en se répandant sur l’intelligence de chaque individu, ne peut éclairer que le cercle très étroit dans lequel s’exercent les facultés pratiques… On ne doit au peuple que les résultats. Les résultats de la philosophie, de la politique et de la religion, voilà ce qu’on doit lui donner, voilà ce qui lui sera vraiment utile ; mais il ne faut pas vouloir des hommes du peuple faire des philosophes, des prêtres, des hommes d’état. La faculté de comprendre les hautes idées est très rare, et en conséquence, dans la vie ordinaire, on fait toujours bien de garder ses idées pour soi et de n’en montrer que ce qui est nécessaire pour nous donner quelque avantage sur les autres[2]. » En cela encore, il faut le dire, Goethe était tout à fait Grec, un véritable Athénien. Il était bien de cette civilisation d’artistes pour qui l’humanité digne de ce nom se résumait dans vingt ou trente mille hommes, et pour qui la barbarie commençait aux portes de la cité. Pour Goethe, l’humanité, c’étaient ses égaux dans chaque siècle, ceux qui ont un nom dans l’histoire. Le reste était la foule anonyme, l’être collectif, le chœur de la tragédie antique.

Le même caractère se marque dans la théorie qui couronne toutes

  1. Conversations de Goethe, t. II, p. 237.
  2. Ibid., p. 276, 325 et passim.