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la raison soit toujours là, quand la vie jouit de la vie ! C’est ainsi que le passé cesse d’être éphémère, c’est ainsi que l’avenir est d’avance vivant en nous ; c’est ainsi que du moment présent on fait l’éternité. »

Mais quoi la nature, si maternelle dans ses dons, ne nous les accorde pas toujours. Souvent, après nous les avoir montrés en perspective, elle nous les retire rudement au moment où nous allions en jouir. Il est même des existences si déshéritées qu’elles n’ont jamais connu des choses humaines que les larmes, jamais le divin sourire. Que dire de ces coups subits qui viennent dévaster une vie au moment où elle se croyait la plus florissante ? Il y a bien des ruines déjà dans la plus courte vie et dans la plus heureuse. C’est surtout contre ces fatalités qu’il faut assurer notre indépendance. Il ne dépend pas de nous d’être frappés ; il dépend de nous de maîtriser notre cœur. La douleur énerve l’homme, elle le diminue, elle lui enlève sa force, sa virilité, le goût de l’action et de la pensée. Tuons en nous la douleur, pour qu’elle ne tue pas tout ce qu’il y a de grand en nous. Deux ressources nous sont données pour cela réfléchir au peu que nous sommes dans la nature, et tendre tous les ressorts de notre liberté pour rester impassibles sous la catastrophe. Élevons notre pensée jusqu’à l’universel. Habituons-nous de bonne heure à l’idée des choses éternelles, à la contemplation de la substance. Relisons les admirables conseils de Spinoza sur le renoncement. Pénétrons-nous de plus en plus de cette maxime que la nature n’a égard qu’à l’ensemble des choses, que toute personnalité humaine, que la nôtre, n’est que la plus éphémère éclosion de phénomène à la surface de l’infini. Quand les pensées éternelles auront ainsi fait leur séjour habituel de notre raison, que seront pour elle les accidens qui jettent dans le désespoir les hommes vulgaires ou frivoles ? Un détail nécessaire de l’ordre universel, dans lequel la mort est l’aliment de la vie, dans lequel la loi toujours agissante de la métamorphose semble incessamment tout détruire pour tout renouveler. Et du moment que le sage aura compris cette loi divine, il ne s’abandonnera plus à des lamentations enfantines sur ce qui doit être. Comprendre, c’est voir la nécessité des choses. Et quelle folie n’est-ce pas de se révolter contre ce qui ne peut pas être autrement qu’il n’est ? Il sait bien qu’il n’est pas exempt lui-même de ce verdict universel de l’impassible nature. Il s’y soumet d’un cœur aussi résolu que son esprit est clairvoyant et calme. Il dira avec le poète « Ame du monde, viens nous pénétrer. Pour se retrouver dans l’infini, l’individu s’évanouit volontiers. Là se dissipent tous les ennuis, les chagrins, les brûlans désirs, les impatiences et les colères de la fougueuse volonté. S’abandonner dans l’infini est une ineffable jouissance. » C’est la leçon que Goethe a puisée dans la