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pour la réfléchir et la fixer ait foyer de la conscience. Dieu n’existe, au sens propre du mot, qu’au moment où « le coup de dé de la nature amène le chiffre le plus haut, quand, par le concours de toutes les énergies créatrices, une forme supérieure s’est rencontrée, et dans cette forme une pensée qui nomme Dieu, et en le nommant le crée ; mais ce Dieu, nous le connaissons, c’est le Dieu-nature. Il n’était pas besoin d’invoquer Spinoza pour le donner au genre humain et le substituer « à celui que le Christ appelait son père. » — « Que l’on me demande s’il est dans ma nature de témoigner au Christ une respectueuse adoration, je réponds : Certainement. Je m’incline devant lui comme devant la révélation divine des plus hauts principes de moralité. Que l’on me demande s’il est dans ma nature de révérer le soleil, je réponds encore : Certainement, car il est aussi une révélation de la Divinité suprême, et même la révélation la plus puissante qu’il nous soit donné de connaître, à nous, enfans de la terre. Je révère en lui la lumière et la force fécondante de Dieu, par laquelle nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes, nous et les plantes et les animaux avec nous[1]. » Nous voilà en plein naturalisme. Que Spinoza est loin !


IV.

Les conceptions de Goethe sur les principes de la moralité et sur l’ensemble de la destinée humaine sont le complément naturel et la conclusion de sa philosophie. La nature étant pénétrée, vivifiée par le divin, étant Dieu réalisé, la moralité la plus haute est l’infaillible effet de l’instinct, la révélation intérieure du principe divin, qui tend à mettre l’homme en harmonie avec l’univers. C’est à nous de discerner les instincts nobles des instincts inférieurs et vulgaires. La moralité humaine repose donc, comme l’art, sur de grands instincts, sur un sentiment sérieux, profond, inébranlable de la beauté des actes, comme l’art repose sur le sentiment juste et délicat de la beauté des formes. Chaque vie humaine est une œuvre d’art que chacun compose à son gré, d’après sa libre inspiration ; mais de même qu’il y a des œuvres d’art dont le sentiment affecté ou absurde excite notre rire et notre pitié, ainsi il y a des existences manquées, dénuées de toute proportion, privées d’harmonie, en désaccord avec elles-mêmes, pitoyables ou ridicules, quand elles ne sont pas remplies de la plus triste ou de la plus criminelle dépravation. La moralité n’est, à proprement parler, qu’une forme de l’esthétique, — l’esthétique appliquée à la vie.

La véritable source de la moralité pour le genre humain est la

  1. Conversations de Goethe, p. 318.