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constant qu’il y a affinité naturelle d’une part entre l’explication mécanique du monde et l’hypothèse qui supprime Dieu, d’autre part entre la théorie dynamique du monde et l’hypothèse qui le divinise dans son principe. On comprend d’ailleurs sans trop de peine que la théorie mécanique, établissant la pure nécessité mathématique dans les actions et les réactions qui forment la vie du monde, rende inutile la notion d’un principe divin, et au contraire que, dans la théorie d’une force unique, universelle, toujours en acte, formant la variété des êtres par ses métamorphoses, il n’y ait pas loin de concevoir l’universalité mystérieuse de cette force à la diviniser.

La force cosmique, le monde animé, vivant de toute éternité, voilà l’idée chère au poète. Son attachement à cette idée nous donne la raison de certaines sympathies et antipathies philosophiques qui sans cela resteraient inexplicables. À un point de vue superficiel, il semble qu’il n’y ait que des nuances bien légères entre les différentes théories de la nature que la philosophie française vit éclore de toutes parts dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, entre celle de d’Holbach par exemple et celle de Diderot. Comment donc comprendre que l’un des noms attire tous les anathèmes de Goethe, et que l’autre au contraire soit traité par lui avec les plus grands égards ? Quand il rencontre dans ses souvenirs le Système de la Nature, il n’a pas assez de mépris pour ce manuel du matérialisme vulgaire, « véritable quintessence de la vieillesse fade et insipide. » Quel désert, quel vide il a senti dans ce triste et nébuleux athéisme, où disparaissait la terre avec la variété infinie de ses figures, le ciel avec toutes ses étoiles, où toute chose, tout être, même ce qui apparaît comme plus élevé que la nature, ou du moins comme une nature plus élevée dans la nature, se réduisait à une matière pesante, qui se meut, il est vrai, mais sans direction et sans forme, et qui, par ce mouvement purement mécanique à droite, à gauche, de tous côtés, aurait produit sans autre secours les immenses phénomènes de l’être[1] ! Goethe flétrit, comme il convient, cette philosophie « cadavéreuse. » Diderot, malgré quelques apparences et de tristes concessions à ses amis, pense tout autrement, avec une tout autre vigueur, et sa philosophie n’aboutit pas à ce matérialisme lourd. Dans plusieurs passages de ses derniers ouvrages philosophiques, tels que le Traité sur l’interprétation de la nature et le Rêve de d’Alembert, se révèlent des vues qui n’ont plus rien de commun avec la philosophie mécanique par exemple la théorie de la molécule douée d’une force active, qui explique bien des choses, la conception « d’un seul grand individu vivant, le tout, » qui a une singulière analogie avec le dieu de Lessing, de Novalis,

  1. Vérité et Poésie, traduction citée, p. 425.