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dans une commune pensée ! Que les temps et les idées étaient changés ! Essayons de nous faire, d’après les indications que Goethe nous a fournies sur ce second séjour chez Jacobi, en les complétant par ses correspondances et ses entretiens, une idée de cette philosophie hardie qui jeta un si grand trouble dans l’aimable société de Pempelfort. Ne tenons pas compte des exagérations et des paradoxes dont Goethe s’accuse avec tant de bonne foi ; ne considérons que les idées principales et l’enchaînement de ces idées.

Nous retrouvons dans les souvenirs de Goethe la confirmation du plan que nous avons suivi pour l’exposition de sa philosophie. Le point de départ de son exposition, devant ses amis, fut pris dans ses études d’histoire naturelle. Personne parmi eux ne pouvait comprendre la passion sérieuse avec laquelle il s’était attaché à de pareils objets, la métamorphose des plantes, le type ostéologique, l’analogie du crâne et de la vertèbre. « Personne ne voyait comme cette passion naissait des entrailles de son être. On regardait ses efforts comme une erreur fantasque, on estimait qu’il pouvait faire quelque chose de mieux, laisser son talent suivre son ancienne direction. » Il reprit par la base toutes ses idées morphologiques ; il les exposa dans le meilleur ordre et, à ce qu’il lui semblait, avec la force de l’évidence ; mais déjà, dans l’explication qu’il donnait de ces phénomènes, on pressentait, sans les bien voir encore, de secrets périls. « Je vis avec chagrin tous les esprits possédés de l’idée fixe que rien ne peut naître que ce qui est déjà. En conséquence, je dus m’entendre dire encore que tout être vivant était sorti d’un œuf, sur quoi je reproduisis, avec une certaine amertume cachée sous le badinage, l’ancienne question « Lequel a existé le premier, de la poule ou de l’œuf ? » La doctrine de l’emboîtement paraissait fort plausible à mes hôtes, et l’on trouvait très édifiant de contempler la nature avec Bonnet. » )

Des questions d’histoire naturelle, on passa bien vite à la philosophie. On aborda le problème de l’essence de la matière. La matière est-elle en soi inerte et morte ? Dans ce cas, il faut bien en effet que d’une manière ou d’une autre elle soit animée, stimulée, excitée à vivre, et cette stimulation à la vie, elle ne peut la recevoir que du dehors, puisqu’elle n’en possède pas en elle-même le principe. D’une façon ou d’une autre, on arrive ainsi à quelque chose qui, de quelque nom qu’on l’appelle, est la création. Or c’est à quoi Goethe ne pouvait consentir. Il était « inabordable » à cette manière de penser qui présentait comme un article de foi la mort préalable de la matière. La physique lui avait appris que les forces d’attraction et de répulsion lui sont essentielles, et que l’une ne peut être séparée de l’autre dans l’idée de la substance matérielle. « De là ressortait pour lui la polarité primitive de tous les êtres, laquelle