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bliques dans les discussions morales et littéraires. Les sujets ne manquaient pas ; mais dès les premiers mots il devint trop clair que l’on ne s’entendait plus. La poésie grecque ne put même pas amener Goethe et Jacobi sur un terrain commun. Iphigénie, Œdipe à Colone, restèrent sans effet. « La sainteté sublime de la tragédie grecque parut tout à fait insupportable à mon esprit, exclusivement tourné vers la nature et endurci par une affreuse campagne. » Il ne put en écouter cent vers. Ses amis se résignèrent avec tristesse à voir ses sentimens si changés ; on aborda, mais avec précaution, d’autres sujets sans plus de succès, La conversation hésitait elle ne fut jamais très liée et très approfondie sur les questions littéraires qui surgirent, parce qu’on voulait éviter tout ce qui manifestait l’opposition des sentimens soins inutiles ! il arriva un soir que la philosophie fut mise sur le tapis, et l’opposition éclata.

La discussion fut vive, mais là au moins elle alla au fond des choses, et les derniers voiles furent déchirés. Dans les vifs récits qu’il nous en a laissés, Goethe avoue qu’avec sa passion ardente pour ce qu’il reconnaissait comme naturel.et vrai, il dut se permettre bien des impertinences choquantes contre ce qui lui semblait être une fausse tendance, sans doute la doctrine du sentiment. Persuadé de son bon droit, il poursuivait son chemin « avec l’ingénuité du Huron de Voltaire. » Il dut paraître à la fois « insupportable et charmant. » Du reste il prit plaisir à ces orageux débats. Ses idées philosophiques, qui ne s’étaient pas encore révélées à lui-même avec ordre, avec suite, sous de claires formules, gagnaient beaucoup à cette exposition, dans le feu de la controverse. Il lui venait en parlant des lumières nouvelles, et chez lui le flot du discours était particulièrement favorable à l’invention ; mais il ne savait procéder que d’une manière dogmatique, il n’avait pas le don de la polémique. Souvent aussi la conversation dans sa forme ordinaire lui causant un insupportable ennui, il l’animait et la poussait hors de ses limites par de violens paradoxes. Il portait alors sa pensée si loin et jusqu’à des conséquences si extrêmes, qu’il semblait jouer te rôle du mauvais principe. Dès lors la conversation s’arrêtait on ne pouvait plus admettre son opinion comme sérieuse, parce qu’elle n’était pas solide, ni comme plaisante, parce qu’elle était trop dure. On finissait par l’appeler un fanfaron d’impiété, un hypocrite retourné, et l’on faisait la paix[1].

Telles étaient les soirées de Pempelfort. Combien différentes de ces poétiques nuits d’autrefois, passées dans de longs et graves entretiens, où deux belles intelligences se sentaient vivre ensemble

  1. Voyez la Campagne de France, trad. Porchat, t. X.