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manquait à l’Angleterre, Aux États-Unis, les fabricans disent que s’ils peuvent soutenir la concurrence de l’Europe, quoiqu’ils aient à payer des salaires deux fois plus élevés, c’est que leurs ouvriers, plus instruits, travaillent plus vite, mieux, et savent tirer meilleur parti des machines.

À cette raison économique s’en joint une seconde, empruntée aux considérations politiques. La démocratie gagne du terrain, on ne cesse de le répéter, ici avec joie, là avec alarme. L’égalité se fait dans les monarchies comme dans les républiques, en Russie non moins qu’en Suisse. Il en résulte qu’à la suite de révolutions ou de réformes le nombre de ceux qui, par l’élection, participent au gouvernement de leur pays augmente sans cesse. Déjà le suffrage universel est établi chez plusieurs nations. Presque partout les foules impatientes frappent à la porte des salles du scrutin, et l’aristocratique Angleterre elle-même se prépare à la leur entr’ouvrir. Ce mouvement démocratique dépend de causes si profondes et si générales qu’aucun souverain, aucun parti, aucune coalition ne réussirait à l’arrêter. Ne pouvant l’arrêter, il faut le faire tourner au bien, et à cet effet il est nécessaire que chaque extension du suffrage soit la conséquence d’un progrès de la raison publique, et que les hommes n’arrivent à gérer les affaires de la société que quand ils seront capables de bien diriger les leurs. Qui ne sait distinguer son véritable intérêt est incapable et indigne d’élire ceux qui doivent régler les intérêts de tous. Donnez le suffrage à un peuple ignorant, et il tombera aujourd’hui dans l’anarchie, demain dans le despotisme. Un peuple éclairé au contraire sera bientôt un peuple libre, et sa liberté, il la conservera, car il saura en faire bon usage. Les pouvoirs arbitraires ou usurpateurs ne durent que par la faiblesse de la raison publique, leur seul appui et leur seul prétexte. L’émancipation véritable, définitive, est celle qu’assure l’instruction pénétrant jusque dans la dernière chaumière du dernier hameau. Précédé ou suivi de près par la diffusion de l’enseignement, le suffrage universel est l’exercice d’un droit et une source certaine de force et de grandeur; accompagné de l’ignorance persistante, il peut être l’origine de maux incalculables.

J’ajouterai une dernière considération, Un grand danger peut menacer la civilisation moderne. Si, en même temps que le besoin de bien-être se généralise dans le peuple, les lumières et la moralité se répandent. dans toutes les classes, de façon à inspirer aux unes la justice et aux autres la patience qu’exigent les réformes pacifiques, le progrès régulier est assuré; mais, si l’on maintient en haut l’instruction, la richesse et l’égoïsme, en bas l’ignorance, la misère et l’envie, il faut s’attendre à de sanglans bouleversemens.