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Le jeune dauphin passe alternativement des genoux de ses parens à ceux des deux commissaires de l’assemblée. Mme Élisabeth sert à boire à Pétion. Sans même la remercier, le député républicain hausse son verre pour indiquer qu’il ne veut plus de vin. Il jette les os de volaille par la portière au risque de les envoyer sur le visage du roi. Nature plus délicate et plus élevée, Barnave rougit de cette rudesse intentionnellement outrageante, et il accorde de respectueux égards à l’immense infortune dont il est le témoin ému. Lui qui avait si souvent tonné contre l’ancien régime, lui, le tribun ardent et terrible, qui avait fait pâlir la popularité de Mirabeau, quand Mirabeau s’était rapproché du trône vacillant, lui qui, en arrivant à Varennes, s’était sans doute juré d’étouffer tout sentiment de compassion dans son cœur, il ne peut résister à un subit attendrissement. Ses vieilles haines sont vaincues par la triste et douloureuse majesté de la reine, par la douceur de Mme Élisabeth, qui parle des maux de la France en termes si touchans et si nobles. Voici qu’un vieux prêtre s’approche des roues de la voiture, et d’une voix tremblante d’émotion pousse le cri de « vive le roi! » Aussitôt il est entouré d’une centaine de furieux. Il va être massacré. Barnave passe la tête hors de la portière, « Tigres, s’écrie-t-il, avez-vous cessé d’être Français? Nation de braves, êtes-vous devenus un peuple d’assassins? » Ces seules paroles sauvent de la mort le prêtre déjà terrassé. Mme Élisabeth n’oubliera pas ce généreux élan du jeune député de Grenoble. « Cet homme a bien du talent et de l’esprit, écrit-elle quelque temps après il aurait pu être un grand homme, s’il l’avait voulu; il le pourrait encore, mais la colère du ciel n’est pas apaisée. » Barnave, l’ennemi du trône, en est devenu le défenseur. Pendant tout l’hiver de 1791, il essaiera de rapprocher de la cour le parti constitutionnel, et à la veille de la journée du 10 août il dira à Marie-Antoinette, en la voyant pour la dernière fois : « Bien sûr de payer un jour de ma tête l’intérêt que vos malheurs m’avaient inspiré, je vous demande pour toute récompense l’honneur de baiser votre main. »

Depuis longtemps déjà, Mme Élisabeth s’est habituée à l’idée du martyre. Elle ne ressemble pas à tant d’âmes qui attendent l’agonie pour se préparer à la mort. Elle écrivait, dès l’année 1790, à Mme de Bombelles « Comme je viens, ma petite Bombe, de relire mon testament et de voir que je t’y recommande aux bontés du roi, et que je te laisse mes cheveux, il faut bien que je te le dise moi-même, que je me recommande à tes prières, et puis que je te dise encore une petite fois que je t’aime bien. Ne va pas me regretter assez pour te rendre un peu malheureuse. Adieu. Sais-tu bien que les idées que tout cela laisse ne sont pas gaies? Il faudrait pourtant s’en occuper, surtout dans ce moment. Même avant d’avoir été sanctifiée par le malheur, aux jours de calme et de prospérité, elle écrivait « Plus on voit le monde, plus on le voit dangereux, ou plus digne de mépris que de regret, lorsqu’il faudra le quitter. » Une femme d’un pareil caractère ne devait être surprise par aucun événement. Elle