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se disent tous aujourd’hui unionistes fidèles; ils se diront tout ce qu’on voudra, pourvu qu’ils fassent triompher la politique de désarmement qui anéantira le gain de quatre années de guerre et mettra le nord aux pieds du sud la foule malheureusement n’en voit pas si long. On lui promet la paix avec l’Union, on lui dit que ce but tant désiré, pour lequel on a fait tant de sacrifices, est sous sa main, et qu’après avoir combattu les états rebelles, elle n’a qu’à s’avouer vaincue pour les ramener dociles et repentans. Elle aime mieux écouter le charlatan qui promet l’impossible que l’honnête homme qui dit la vérité. Je crois que le président Lincoln sera élu, parce que l’Union est le premier, l’unique vœu de la majorité du peuple; mais parmi les électeurs mêmes de Mac-Clellan il y en aura beaucoup qui croiront, en le nommant, sauver l’Union.

5 novembre.

J’ai faim d’une autre nourriture que ces grossiers journaux que je dépouille consciencieusement tous les matins, et qui, malgré leur poivre et leur eau-de-vie, paraissent maintenant insipides à mon palais blasé. Pour se plaire en ce pays, il faut y être né, en avoir reçu l’éducation sèche et sommaire, s’être proposé le gain pour unique affaire et la spéculation pour unique plaisir. Si vous voulez vivre en Illinois, retranchez d’abord de votre esprit toutes ces branches superflues que développe l’éducation européenne, et qui ne peuvent fleurir au vent froid du positivisme américain. Soyez tout matière et arithmétique, mais encore plus arithmétique que matière, car votre vie sera partagée entre le comptoir, le cabaret et le meeting politique. Heureux peut-être les hommes qui peuvent réduire leur vie à ces termes simples

Ce serait un reproche banal que d’accuser les Américains d’aimer l’argent il en est de même dans tous les pays. Ce que je leur reproche, c’est l’unité fatigante de leur point de vue mercantile. S’agit-il de vanter un monument, une œuvre d’art, on vous dit ce qu’elle a coûté; un roman, ce qu’il a été vendu à l’éditeur. Le dollar est l’unité de valeur, la commune mesure, le pivot autour duquel tout gravite coutume qui simplifie bien des choses, qui peut-être a ses avantages, mais qui indique, sinon une corruption du sens moral, au moins l’absence de certaines idées. L’esprit des Américains est comme un clavier où plusieurs touches manquent. Ils ne connaissent qu’un emploi de leur vie, et ils s’y jettent tête baissée, avec la fureur sérieuse du joueur endurci.

Le hasard m’a mis en rapports avec un des commerçans les plus estimés de Chicago c’est un homme grand, maigre, anguleux, avec un front grave et soucieux, des traits durs, un regard sombre et calculateur, un visage qui ne sourit jamais, courtois d’ailleurs