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Toronto, 1er novembre.

L’orage sur le lac était une hallucination du capitaine. Hier soir, à peine débarqué à Toronto, je suis allé voir mes amis anglais du Lac-Supérieur. La petite coterie de Sault-Sainte-Marie était dispersée aux quatre vents du ciel. Les seuls qui fussent restés au bercail étaient le capitaine et Mme L…, qui m’ont fait le plus gracieux accueil. On m’a mené dans le monde ; j’ai entendu un concert, un théâtre de société. Ce ne sont pas les relations agréables qui me manquent ici, et j’y ai le plaisir, rare en voyage, de retrouver des figures connues ; mais la ville elle-même n’a rien qui me retienne c’est une grande cité inachevée, à l’américaine, pleine encore de boue, de terrains vagues et de masures, quoique taillée dans des proportions colossales et ornée de monumens massifs qui lui donnent déjà un grand air. Je reviens à l’Amérique, où les événemens se précipitent et tirent à leur fin. Je pars cette nuit même pour Chicago, et pour faire ma rentrée dans la politique américaine je parcours en attendant les journaux de New-York.

Je passe sur les récits de batailles. Le journalisme américain excelle à servir le réchauffé, ou, si vous aimez mieux, le refroidi. Quinze jours après une victoire, vous en retrouvez les récits arrangés de telle manière qu’au premier coup d’œil vous pouvez croire à une victoire nouvelle, et que vous achetez le journal sur la foi du titre. Voilà le but et la raison de cette miraculeuse multiplication des nouvelles. Pour le moment, les journaux des deux partis ont pris plus que jamais leurs allures de combat. La Tribune est pleine de petits articles courts et exclamatoires, tels qu’on les lance à la dernière heure pour rallier les timides et les conduire à l’assaut. Le Herald n’a pas encore fait son choix. Dans sa majesté de journal à l’enchère, il a élevé, lui aussi, sa plate-forme en opposition aux deux plates-formes officielles, et somme Mac-Clellan ou Lincoln de s’y conformer. Ces airs de législateur sont bien ridicules surtout avec les gros mots et les plaisanteries charivaresques qui accompagnent ces oracles. Il y a quinze jours, il exposait comme quoi le président Lincoln devait indubitablement triompher. Aujourd’hui il fait remarquer que les républicains ont perdu 30,000 voix sur les élections dernières, et dans un article habilement balancé berne les candidats comme une paire de dés dans un gobelet. Quant au World, au Daily News, au Chicago Times et à tout le moindre fretin de l’armée sudiste, je leur croyais la voix éraillée à force d’avoir crié ; mais voilà qu’ils élèvent encore le ton de leurs invectives. Lincoln n’était jusqu’à présent qu’old Abe, le vieux charlatan, le bouffon sanguinaire, et l’emphase mélodramatique des injures qui lui étaient lancées gardait toujours une nuance de gros rire